Une séance d’instance clinique, autour du récit d’un soignant
en grande difficulté avec un patient, conduit au plus près des
mouvements transférentiels et du travail du superviseur.

Pierre se présente seul, en avance sur l’horaire. Je ne le sais pas encore, mais c’est lui qui prendra la parole en ouver ture de séance. D’habitude discret, il est arrivé dans ce groupe « d’instance clinique » en tant que stagiaire en formation, aujour d’hui il est diplômé. Ce travail clinique de supervision se déroule en trois parties : le récit, la reprise individuelle par chaque membre du groupe, puis une mise en commun associée au travail d’interpréta tion du superviseur.
LE CONTEXTE
Ce groupe accueille des soignants de deux unités de psychiatrie. Je l’anime depuis six mois, à raison d’une fois par mois. Nous commençons tout juste à faire connaissance et à acquérir ensemble un style de travail. Nous nous installons en rond sur des chaises dans une petite pièce qui nous est allouée, un peu à l’écart.
Pour chaque groupe de supervision, les contingences matérielles demandent des facultés d’adaptation qui ont une incidence sur le déroulement des séances. J’y réflé chis toujours en amont et parfois en cours de séance, en lien avec mes interpréta tions. La façon dont les participants arri vent, se saluent et s’installent est signi ficative de l’ambiance.
Ce jour-là, à part Pierre donc, les parti cipants nous rejoignent, un peu après l’heure prévue, certains me serrent la main, d’autres pas. Marine, très en retard, Lydia LEDIG, Psychanalyste, superviseur. arrive la dernière. Ce jour-là, elle mani festera des difficultés. Dans un coin, s’installe toujours la même personne, là où elle ne peut être vue par tout le monde. La séance, qui dure deux heures, peut commencer.
LE PRÉAMBULE
Georges prend la parole avant même le début de la séance. Il reproche à ce tra vail de ne pas être suffisamment axé sur le transfert : « C’est mieux qu’avant (les participants ont rejeté un autre intervenant qui ne leur convenait pas) mais il y a trop d’études de cas. » Lors d’une séance pré cédente, il nous avait pourtant annoncé qu’il ne parlerait pas, expliquant qu’il prenait trop la parole par ailleurs dans l’institu tion. Lorsque Georges s’exprime, il s’inves tit de manière pertinente et constructive mais glisse facilement sur des questions d’analyses institutionnelles.
Aujourd’hui, sa remarque est soutenue par d’autres participants. Je me justifie donc (peut-être à tort) sur la question du transfert. J’explique que je connais peu ce groupe, ce qui me rend prudente dans mes interprétations. Je ne souhaite désta biliser personne pour éviter les difficul tés vis-à-vis des collègues ou de l’insti tution. Sentant que mon interlocuteur m’y invite, je rebondis néanmoins sur ce qui m’est apporté pour avancer sur les ques tions transférentielles. Je n’oublie pas qu’en psychanalyse (dans le cadre d’une séance en cabinet) il n’y a de résistance que de l’analyste, mais ici c’est autre chose. La question posée est essentielle, car le repérage des places est nécessaire et différent d’une séance d’analyse. Mon employeur et l’institution qui le mandate ont chacun un rôle dans cette démarche.
DOSSIER SUPERVISION, RÉGULATION, ANALYSE DES PRATIQUES
LE CAS
Pierre prend la parole, seul. Comme prévu par le protocole, il n’est pas interrompu ni questionné. « J’ai des difficultés avec un résident, je ne peux plus le supporter, je ne pense pas être en souffrance mais je parle avant qu’il ne soit trop tard. » Il ajoute : « Je me soucie beaucoup, j’entends mon prénom tout le temps, même chez moi, je l’hallucine ». Puis, après un silence : « Je ne sais pas quoi dire de plus, c’est quel qu’un d’attachant, je l’apprécie. » Pierre ajoute encore après une pause : « C’est vio lent, il m’appelle, c’est trop fort avec les choses de mon histoire. J’essaie de mettre de la distance, je ne sais pas comment. Je voudrais l’accompagner le mieux possible sans être affecté. » En prononçant ces derniers mots, sa voix s’assombrit et devient inaudible, j’entends qu’il nomme le patient évoqué « le résident » ?
LE GROUPE
Un long silence suit. Dans le deuxième temps de cette séance d’instance cli nique, les participants sont invités à prendre la parole à tour de rôle.
Julie se lance : « Ça me touche… à quel point on est pris dans des difficultés… » Elle parle de projet de construction, fait référence à des questions institution nelles que je ne comprends pas et au diplôme de Pierre. Dans ses propos, on peut penser qu’il est mis hiérarchique ment en position inférieure.
Karim prend la parole : « Pierre s’est lancé, dit les endroits où il est en difficulté, c’est sain, soutenir nos pratiques n’est pas évi dent avec la hiérarchie. Les histoires per sonnelles viennent envahir notre engage ment. La hiérarchie doit soutenir les salariés. On doit travailler ça dans l’insti tution, l’adresse, l’écoute, le psycholo gique. La question de Pierre c’est comment se positionner, l’institution doit répondre. » Les échanges se poursuivent. J’entends que le résident dont il est question les appelle tous de la même manière, par leur prénom et avec insistance.
Jean-Pierre : « Je me suis vu lorsque tu as parlé. C’est bien que tu puisses en par ler. Le travail en équipe peut te faire moins souffrir. Tu dois te reprocher de mal faire ton travail, rien de pire que de se sentir bouffé par une situation, c’est nor mal. J’ai appris à répondre à une seule chose à la fois et accepter de ne pas pouvoir tout faire. Quand c’est trop vio lent, on ne peut pas tout faire. Il faut délé guer, je délègue. »
Julie : « On avait parlé de lui il y a long temps, j’étais en difficulté parce que ce patient ne m’appelait plus. »
Georges : « On est tous passé par là. Le fait qu’il me dise “bonjour” m’est devenu insupportable. Nous n’avons pas d’es pace pour comprendre. Nous avons besoin de nous soutenir. Je suis content que tu en aies parlé, il provoque du rejet. Si je suis encore là… pas envie d’accepter bon gré mal gré… »
Pendant les prises de parole, Marine (arrivée en retard) sort en pleurant. Je sus pends la séance et nous l’attendons. Au bout d’un moment, je sors voir si elle est dehors, mais il n’y a personne. Nous patientons. Enfin, Marine revient et s’ex cuse. Je lui dis que nous l’avons atten due. « Aucun lien avec ce qui se passe ici », précise-t-elle.
PREMIERS DÉCRYPTAGES
Oui, c’est bien que Pierre ait parlé, et alors ? Que viennent faire les analyses liées à l’institution ? J’ai entendu les dif ficultés partagées avec ce résident mais je ne les comprends pas vraiment. Je remarque l’angoisse exprimée par Julie et le « content que tu en parles » de Georges. Je note les difficultés de Pierre à s’expri mer, le fait que je ne me représente pas le résident qu’il évoque et surtout la ques tion de son éventuelle violence.
Pierre reprend la parole et développe son propos : « Ce résident parle beaucoup de violence vécue, il entend des voix et délire sur des questions de bagarres. Il me renvoie des choses. »
Puis Pierre parle de lui : « C’est un tour nant professionnel pour moi. Je viens d’avoir mon diplôme et un contrat à durée indéterminée. Cette histoire me ques tionne, j’ai besoin d’avancer. J’ai pris ren dez-vous ce matin pour commencer une psychanalyse. Je ne supporte pas de ne pas pouvoir accompagner au mieux les résidents. J’ai l’impression de stagner, de ne pas faire mon travail. J’ai trouvé ma place, j’ai compris que j’ai une relation transfé rentielle avec ce résident mais il faut que j’avance. Je suis mal de ne pas maîtriser et de ne pas avoir de réponse à tout. »
Georges : « C’est violent de rentrer en relation avec l’autre, ce qu’il raconte. J’ai moi-même cassé la tête à tout le monde, à un moment de ma vie. Soit je faisais un travail psychanalytique soit je me flin guais. On ne maîtrise pas nos émotions. » Julie : « Comme je n’étais pas là à plein temps c’est comme si, ce résident, je l’abandonnais à chaque fois, je partais tout le temps. »
Pierre : « La question de la bonne distance, je ne suis pas d’accord quand on dit que l’on n’est pas là pour les aimer. Pour moi c’est de la maltraitance. Quand il ne m’appelle plus, j’ai peur, je m’inquiète. Il a un versant dépressif. C’est vrai que j’ai du mal à parler. Pouvoir parler c’est comme faire des scoubidous. Le rési dent me dit: “Si j’avais eu un père comme toi”… C’est la question du filtre entre la vie personnelle et la vie professionnelle. » Karim répond : « Tu as présenté ton bébé aux résidents, tu es repéré comme père, c’est ta vie personnelle, ta fonction paternelle. » Pierre : « Quand il s’est fait hospitaliser il n’acceptait que moi dans sa chambre “tu me laisses tomber !” disait-il ».
Je lui rétorque : « Ben oui il est lourd »… Pierre : « Lorsqu’il parle de bagarres, de vols, rien ne fait loi pour lui, rien ne l’ar rête. » Il termine : « Ce résident nous adresse autre chose… il a eu une gastro, s’est frotté l’anus jusqu’au sang et m’a adressé un mouchoir en me disant : “Je saigne” ». Pierre se questionne : « Peut être ce patient a-t-il été abusé sexuelle ment ? »
Après ces évocations j’interviens pour demander de quel côté se situe cette maltraitance.
Karim : « C’est une relation fusionnelle, l’autre n’existe pas, avec ce résident c’est la question de la distance, de la sépa ration. Par exemple comment éviter qu’il squatte le bureau ? »
Je remarque : « Quand il n’est pas là, il est là quand même, on s’inquiète, il ne disparaît pas de la pensée. »
Jean-Pierre : « On ne peut pas le sauver, sa mère l’a jeté, sa famille n’appelle pas, il ne faut pas s’en vouloir, on est des êtres humains. »
Puis vient la question de la supervision évoquée comme un manque institution nel : « On ne peut exprimer pas son mal être, ça me manque ».
Pierre me murmure un merci au moment de sortir.
LA PLACE DU SUPERVISEUR
Le sujet supposé savoir (SSS) n’est pas for cément le superviseur, et cette place peut circuler et être prise par un autre membre du groupe. Mais c’est le superviseur qui porte les règles du dispositif. Au moment où Marine quitte la séance, c’est moi qui décide d’interrompre le travail du groupe pour lui donner toute sa place et garder la cohérence de l’ensemble. La place de superviseur peut être perçue comme exté rieure aux préoccupations quotidiennes des participants et en dehors de l’insti tution, mais la réalité est plus complexe. La commande institutionnelle (contrat, paie ment) fait que je peux être assimilée à l’institution elle-même. Comme le mon trent les propos précédant la séance, je suis là pour recueillir une parole reven dicative. Et si je ne suis pas salariée de l’institution, je me sens néanmoins par fois en capacité de décider ou de com prendre ses enjeux.
Dans ce même groupe, au cours d’autres séances, les participants m’ont demandé des apports théoriques. J’étais alors inves tie comme porteuse d’un savoir idéalisé. Or, il s’agit de se dérober au savoir comme à l’exhibition hystérique de l’observa tion. Cette place d’exception doit rester fondée et légitimée hors du groupe par le dispositif. On constate combien il est difficile de garder une posture stable, un cadre précis. Dans sa solitude et son inconfort, le superviseur s’autorise cette place, et comme le psychanalyste il ne se soutient que du désir qui l’anime. Il doit tenter de tenir une vacance porteuse de désir et de création individuelle plu tôt que de répondre à l’attente d’une parole censée dire ce que chacun doit faire.
LE TRANSFERT CIRCULE
La supervision est d’abord un dispositif de travail : une commande à un presta taire extérieur, un lieu, un groupe de per sonnes, un rendez-vous régulier… Puis on installe une fiction, avec ses règles et ses conséquences sur la question du trans fert, où le superviseur n’occupe pas for cément la place assignée.
Cette fiction en trois parties, décrite par Joseph Rouzel (1), (le récit, la reprise indi viduelle par chaque membre du groupe, puis la mise en commun associée au tra vail d’interprétation du superviseur) peut être assimilée à un praticable (2) qui permet des déplacements à partir d’éléments de la réalité. La règle du jeu n’est pas de produire du semblant mais d’opérer une mise en mouvement. Ce travail échappe au savoir et à l’illusion de vouloir palier au manque de chacun. L’intérêt de cette formule, en trois parties, oblige à s’en tendre et s’écouter.
Lors d’une supervision, la prise de parole est souvent précédée d’un silence plus ou moins long. C’est pourquoi, lorsque quel qu’un se lance, sa parole est investie d’une écoute particulièrement attentive. Le récit est d’abord délivré aux autres dans une quête de reconnaissance. Le groupe réagit comme tel, il est plutôt bienveillant et maternant.
Le transfert précède le récit : il a d’abord lieu, dans l’exemple rapporté précédem ment, entre Pierre et le résident. On remarque ici à quel point Pierre se lance à partir d’un impossible, d’un incommu nicable. Il hésite, son discours est haché. La vérité se dit en morceaux. Lors de la première écoute, certains points me sont obscurs. On entend la solitude de Pierre et son sentiment d’insuffisance qui l’in cite à faire appel à l’autre. Il se réfère à l’équipe et devient sujet dans l’institution. Il est frappant de noter que sa démarche suit de près son contrat en CDI. Il s’agit pour lui d’affronter ses difficultés, de se raconter, de prendre un risque personnel en affrontant le contrôle des autres.
Dans cet exemple, le transfert avec le rési dent psychotique est massif. Sa nature intense et insistante donne des repères intéressants sur la structure psychique du patient. L’appel par le prénom, la nomina tion de l’autre comme si l’intéressé avait besoin de s’appeler lui-même sans cesse. L’effet produit sur les salariés est cohé rent. Chacun a une façon différente de réagir, alors que pour sa part le patient adopte sensiblement la même attitude avec chaque soignant. Sauf avec Pierre qui semble avoir été entraîné plus loin. On remarque également l’absence de fonde ment historique de l’anamnèse de ce patient et de cette relation. Souvent, dans la psychose, les récits n’ont pas d’ins cription repérable dans le temps et la filiation. On entend également une confu sion chez Pierre, le porteur du récit, qui, dans un transfert, a « endossé » des hal lucinations (« j’entends mon prénom tout le temps, même chez moi, je l’hallu cine »).
Par ailleurs, dans la décision de Pierre de commencer une psychanalyse, on note une autre adresse, un ailleurs. « Soigner le soignant », comme disait François Tos quelles. Les salariés en thérapie à l’ex térieur de l’institution sont souvent ceux qui critiquent le plus mon rôle et avec les quels le transfert est le plus négatif. Le « bon psy » c’est l’autre… peut-être celui que l’on a choisi et que l’on paye plutôt que celui mandaté par l’institution.
Loin de résoudre des difficultés, la parole circule et produit des effets individuels. On entend bien comment chacun est pris dans la parole de Pierre. Entre Julie qui fait référence à des questions d’aban don et Jean-Pierre qui lui explique qu’il faut déléguer, il y a une mise en lumière, individuelle mais aussi une mise en mou vement. L’éclairage sur le rôle paternel de Pierre vient d’un collègue. Le trans fert circule. On se demande si, lorsque Pierre revendique le fait d’aimer les rési dents, il ne parle pas du transfert. Une forme d’amour bien décrite par Freud mais si difficile à saisir.
À partir d’une situation étanche et com plexe à formuler, Pierre a donc provo qué des fuites et tenté de redonner à chacun, y compris les absents évoqués (ici les résidents), sa place de sujet. Le dispositif du récit n’est pas anodin : c’est un parcours, un chemin qui se poursuit pour chacun sur sa route différente de celle de l’autre avec quelques espaces communs.
Résumé : L’auteur décrit une séance d’instance clinique en prenant appui sur le récit d’un soignant qui ne supporte plus un patient. Ce travail de supervision se déroule en trois parties : le récit, la reprise individuelle par chaque membre du groupe, puis une mise en commun associée au travail d’in terprétation du superviseur.
Mots-clés : Cadre psychanalytique – Cas clinique – Contre transfert – Distance thérapeutique – Équipe soignante – Hôpital psychiatrique – Parole – Pratique professionnelle – Rôle – Supervision – Transfert.
1– Joseph Rouzel, La supervision en travail social, Dunod, 2007
2– Le praticable est un objet utilisé dans le spectacle, le plus souvent en bois, sur une structure en aluminium. Ces plateaux de formes rectangulaires montés sur pieds réglables, sont utilisés de toutes sortes de façons pour créer un lieu, une scène, différents niveaux (musiciens), ou tout simplement pour s’asseoir, ils sont le plus souvent peints en noir et les gros praticables sont montés sur roulettes.