Faire peindre, quoi de neuf ?

L’artiste et le thérapeute, la carpe et le lapin dit l’argument. Effectivement, au nom de quoi un patient devrait s’y retrouver entre un artiste et un thérapeute ?
Etant peintre -pas seulement-, il m’arrive de faire peindre contre rémunération des personnes, adultes ou enfants, dans un cadre de soin.
J’évoquerai en deuxième partie seulement ma pratique de direction d’atelier et la question de l’art-thérapie.
Pour commencer, je consacrerai quelques pages à l’histoire curieuse qui a pu lier l’artiste et le thérapeute. Car ce qui les a liés, ce n’est pas le malade, on le verra. C’est sa maladie, ou son expression.
Et dès lors qu’il y a eu production, il y a eu énigme, débat. On pourrait en effet y trouver du symptôme ou du significatif, voire de l’autocuratif…
Ça mérite un intérêt pour les médiations à des fins thérapeutiques !
Imaginons d’ailleurs un hôpital de jour sans atelier. Ne resterait que le soin médical … et l’expression des malades. Dont il faut bien faire quelque chose, avant que ça dégénère…

L’expression des malades / Une approche historique

L’histoire de l’expression des malades est intéressante en ce qu’elle annonce l’alliance artiste / thérapeute, à l’avantage l’un ou de l’autre, ça dépend.
Si l’artiste existe depuis la Renaissance, la psychiatrie moderne doit attendre la révolution et un certain PINEL qui désentrave les aliénés, les écoute et leur parle. Certains fous furieux se calment.
Le traitement dit « moral » des patients est né.
Quelques décennies plus tard, on passe de l’aliénation mentale à la maladie mentale. L’expression du patient divise alors le corps médical.
FALRET ne souhaite plus s’en embarrasser : « le médecin ne doit pas être leur secrétaire, leur expression n’a pas d’intérêt en tant que telle ». Seuls les symptômes doivent intéresser. Il faut décrire les mécanismes, les signes. C’est le tout-sémiologique.
« Il n’y a plus besoin que les gens parlent ! » dit Gaëtan Gatien de CLERAMBAUT, le dernier psychiatre selon LACAN.
CHARCOT photographie ses hystériques, et le tout-Paris artistique accourt à Sainte-Anne.
L’artiste et le médecin se fréquentent par l’intérêt pour la maladie mentale naissante.
En contrepoint, naît l’étude de la psychopathologie des expressions. TARDIEU, médecin légiste, publie en 1872 une étude médico-légale sur la folie. Il s’intéresse à ce que disent, écrivent ou dessinent les fous. C’est un texte fondateur, permettant d’envisager autre chose que du diagnostic, même s’il parle des peintures de manière assez lyrique : « J’ai eu pendant de longues années sous les yeux un aliéné qui n’avait jamais eu aucun talent, mais qui passait sa vie à peindre ; j’ai vu plus de cinq cents de ses tableaux, quelques-uns de grande dimension, dans lesquels les associations de couleur les plus folles, des figures vertes ou écarlates, des proportions inusités, des ciels jaunes, des effets de lumière impossibles, des architectures inconnues, des flammes infernales, réalisaient sous des formes inimitables les rêves les plus indescriptibles ».
Souvenons-nous quand même que VAN GOGH a peint dans ces années-là !
En 1876, SIMON, dans L’imagination et la folie, tente d’établir une relation entre la maladie et l’auteur de l’œuvre.
Les psychiatres s’intéressent à ce que produisent les patients, il y a une fascination pour l’expression de la folie.
C’est à cette époque qu’est relatée pour la première fois une expérience de dessin fait par un patient devant son médecin.
Des collections apparaissent, des musées se créent, des kermesses s’organisent dans les asiles.
Il ne faut pas s’y tromper, il y a dans cette ouverture au grand public la volonté d’épater le bourgeois. On expose aussi bien les dessins et peintures que les objets fabriqués afin de s’évader ou tuer.
La salle de réunion de Villejuif est entièrement ornée de peintures de malades dès le début du XXème siècle.
La folie, selon Benjamin RUSH, un des tous premiers collectionneurs, « révèlerait les talents, permettrait l’arrivée à la surface de fossiles précieux et magnifiques dont les propriétaires n’avaient pas conscience »…
C’est la période du symbolisme, à la veille de la grande guerre : on recherche avant tout en art l’authenticité et l’expressivité.
C’est à ce contexte qu’est due la reconnaissance de l’art asilaire.
Les manifestations de la maladie mentale peuvent à partir de ce moment avoir une valeur artistique.
Dès 1900, on organise dans toute l’Europe des ateliers de peinture dans les établissements.
Sans artiste encore, puisque le fou est artiste.
En 1905, un musée de la folie ouvre à Villejuif.
En 1907, Marcel REJA publie L’art chez les fous. Sous ce pseudonyme de critique d’art reconnu, se cachait en fait Paul MEUNIER, psychiatre de son état. Cela a été découvert il n’y a pas si longtemps.
REJA parle d’art en soi, même si le fou subirait le mouvement alors que l’artiste le dominerait.
Il loue la puissance expressive des œuvres, « il n’y a là aucun métier ; il y a mieux : il y a une âme ».
Paul KLEE : « Les œuvres des aliénés sont à prendre plus au sérieux que tous les musées des Beaux-Arts, dès lors qu’il s’agit de réformer l’art d’aujourd’hui ».
1921 : première monographie concernant la production artistique d’un aliéné, WOLFLI, par un psychiatre, MORGENTHALLER. Les deux noms figurent au même niveau sur la couverture.
Le but avoué de MORGENTHALLER est de faire reconnaître WOLFLI en tant qu’artiste, afin de lui permettre de « réorganiser sa personnalité ». L’expression du patient devient une tentative d’autoguérison.
Le patient-artiste, associé au thérapeute, prend en charge sa maladie.
1922 : publication de l’Expressions de la folie de PRINZHORN. Ouvrage de référence qu’ELUARD fera connaître au milieu surréaliste français. C’est lui qui a l’idée que la détresse humaine pourrait donner le sursaut d’avoir envie de créer, et que ces productions relèveraient de l’art. Elles
seraient même « l’expression de la plus pure expression ».
On sait maintenant que les maîtres « prinzhorniens » possédaient en fait une maîtrise et une culture, et que leurs productions reflètent les lois esthétiques de leur époque. On date aussi aisément un dessin d’aliéné que celui d’un artiste.
Les galeries et les revues d’art présentent les œuvres d’aliénés au même niveau que les œuvres d’artistes de renom.
En 1930, FERDIERES, psychiatre, invite BRETON et DUCHAMP à la salle de garde de Sainte-Anne. Il y organise une discussion autour de l’ouvrage de PRINZHORN. FERDIERES fréquente BATAILLE et LEIRIS avant d’aller à Rodez suivre ARTHAUD.
Les psychiatres et les artistes échangent autour de l’énigme de folie. Le public suit.
1946 : une expo est organisée à Sainte-Anne en réponse à celle des nazis autour de l’art dégénéré. Gros succès.
1950 : à l’occasion du premier congrès mondial de psychiatrie, 1500 œuvres de patients de 17 pays sont exposés à Sainte-Anne. 10000 visiteurs. Il y a des enjeux. Une polémique naît entre DUBUFFET, l’inventeur de l’Art brut, et Sainte-Anne. C’est à cette occasion qu’il lance son fameux « Pas plus d’art des fous que d’art des dysleptiques ou des malades du genoux ! ».
La reconnaissance culturelle de la dimension esthétique d’œuvres de malades mentaux est un préalable à la pratique de l’art dans le champ social ou sanitaire. Nos médiations artistiques utilisées à des fins de changement découlent de cette rencontre entre la psychiatrie et les mouvements artistiques.
L’artiste, le thérapeute, la folie, la beauté.
Pas encore d’artiste pour le patient.
Le cliché de l’artiste-fou, héritage du romantisme et du symbolisme, rebondit. Il est censé n’avoir aucun savoir-faire avant sa maladie, il est un homme du peuple ! DUBUFFET invente des éléments biographiques. Il est déçu lorsqu’il visite à Heidelberg la collection PRINZHORN : pas assez fou, trop professionnel !
L’art des fous est une particularité socioculturelle. Ce n’est nullement un « nouveau continent », mais un art qui a acquis sa place dans la modernité grâce à l’intérêt porté par les artistes, après celui des psychiatres.
Pour nombre d’artistes-aliénés, peindre ou éplucher des patates, c’est pareil. On en est là au milieu du XXème siècle.
On passe alors à l’étude scientifique de l’œuvre des fous, pour tenter d’établir un pont entre l’esthétique et la psychopathologie. On va même, pour ça, faire des expériences avec des peintres à qui on fait absorber différentes substances, de la psilocybine par exemple.
Il devient indispensable de paramétrer l’œuvre, de l’objectiver. WIART, psychiatre au Département d’Art Psychopathologique de Sainte-Anne, propose, en 1967, une « technique d’analyse et d’automatique documentaire ». Cette technique utilise des items dont certains décrivent les éléments formels du dessin quand d’autres font référence à la linguistique ou à la sémiologie. Les éléments psychiatriques et psycho-biographiques sont également pris en compte.
On aboutit ainsi à un total de près de 1600 items par œuvre étudiée ! C’est un record. D’autres systèmes sont évidemment plus exploitables. On verra ce qu’il en est des résultats…
Le préalable est de savoir si, objectivement, les productions des malades se distinguent de celles de la population générale. Car alors, cela permettrait d’envisager un usage médical à ces productions, à des fins diagnostiques, voire pronostiques. Ce serait un plus. Une étude américaine des années 90 évoque bien la possibilité de signes plastiques significatifs d’un risque suicidaire ! Certes, il faut bien décrocher des budgets…
Toutes ces études ne sont pas méthodologiquement correctes et le résultat des courses est très flou. On en tire, en fait, pas grand-chose d’efficace. Pour ce qui est de l’attribution d’une note à une œuvre, on relève :
– une forte corrélation avec le quotient intellectuel et le niveau socioculturel de l’auteur de l’œuvre
– une fidélité inter-correcteurs satisfaisante.
On sait donc noter, mais ce n’est pas la pathologie qu’on décèle.
Pour ce qui est de l’attribution d’une œuvre picturale ou graphique à une population de référence, pathologique ou non-pathologique, un juge non spécialisé est aussi peu fiable qu’un professionnel de la maladie mentale ou de l’art.
Il n’y a toujours pas unanimité, aujourd’hui, sur la capacité à discriminer des œuvres de malades de la population générale…
On a même essayé, par l’étude du jugement esthétique des patients, un test dont le principe était de rechercher par la polarité métaphorique ou métonymique une organisation névrotique ou psychotique.
Dans le dernier quart du XXème siècle, on s’intéresse, non plus aux productions, mais aux résultats thérapeutiques ou aux processus de création en atelier.
Les très nombreuses publications d’études de cas de patients isolés n’évitent pas l’extrapolation du particulier au général.
Reste aujourd’hui une énigme : est-ce que les signes d’expression plastique évoluent en même temps que les signes cliniques ? Est-ce que cette évolution de l’expression peut être conditionnée par la pratique d’activités et donc avoir une incidence clinique ?
Est-ce qu’il y a un lien entre la pathologie et l’expression, par exemple picturale ? Est-ce que l’on peut influer sur l’un en influant sur l’autre ?
Pour un arthérapeute, ce n’est pas une énigme, c’est une hypothèse de travail.
L’œuvre et le patient sont liés. L’homme est ce qu’il produit. Et vice et versa. Autrement dit, une relation directe existerait entre l’état du patient et l’évolution de ses productions plastiques, avec effet inducteur rétroactif, évidemment.
Toute l’approche scientifique tente d’établir une justification à l’utilisation médicale des médiations artistiques. Autour de l’expression des malades.
Toujours pas d’artiste dans cette histoire, sauf s’il est sujet d’étude.

L’artiste en atelier

On vient de le voir, le psychiatre s’est intéressé aux productions de ses patients et aussi aux artistes en tant qu’éclairage possible quant à la création.
L’artiste, lui, s’est intéressé aux productions de patients en tant qu’elles pouvaient servir le débat sur l’art.
Le patient, lui, n’a toujours rien demandé de ce côté-là ! Je n’ai jamais reçu une demande de pratique artistique à des fins thérapeutiques ! C’est l’arrivée de l’art-thérapie qui a créé la demande à des fins d’aide ou de soutien. Pour ce qui est du thérapeutique, c’est sur indication médicale.
L’artiste en tant qu’intervenant à des fins thérapeutiques, c’est récent et il faut aller chercher du côté du statut de l’artiste pour mieux le comprendre.
Dejà, l’artiste aurait des choses à dire de la création. Il pourrait, soyons-en sûrs, dire quelque chose de l’indicible.
De mon point de vue, c’est plus basique : l’artiste intrigue parce qu’il se confronte allègrement à la page blanche. C’est son matériau, le vide. Oui, c’est un régal pour moi d’attaquer une toile. De l’appréhension, un peu, la même, à chaque fois, que celle de la première séance, quand on se retrouve allongé sur un divan avec quelqu’un dans son dos. L’aventure de l’inconnu, le vrai. De l’appréhension, mais aussi de l’évidence. C’est ça être artiste. Tu peins ? J’aimerais tellement savoir peindre ! Et là, je déçois toujours en affirmant qu’avec plus ou moins de travail, tout le monde est capable de faire le portrait de sa grand-mère…
De plus, aujourd’hui, chacun revendique le droit qu’a l’autre. On doit tous être égaux, jusqu’à l’absurde ou l’impasse. Y compris pour le droit de s’exprimer ou à être un artiste. Ça date d’Andy WARHOL, le pape du Pop-Art. Et depuis la Loi du 30 juin 1975, chacun, handicap ou pas, a un droit d’accès à la culture, toute la culture.
Pour l’artiste, il n’y a plus de prince mécène, mais le RMI. Et l’artiste, le plasticien, depuis qu’il s’est émancipé de la technique, n’est plus forcément en capacité de l’enseigner.
Le thérapeute, ayant atteint ses limites, est venu chercher l’artiste. Il a fait appel au spécialiste pour animer ses ateliers.
Mais il ne s’agit plus de médiation, il s’agit de peinture, de danse, de théâtre, de musique, d’écriture. Un artiste ne pratique pas de médiation, il pratique son art. Il n’en fait pas plus pratiquer, de la médiation. Ou alors, il s’emmerde, l’artiste.
Les ateliers, un débouché bienfaiteur pour l’artiste, même si ça ne se dit pas trop ? Il y a des budgets, des tarifs homologués, des horaires, des comptes à
rendre, des labels officiels. Y’a du numéro SIRET dans l’air, de la profession libérale. C’est fini la Maison des Artistes !
Le nombre de copains qui courent les ateliers de la région parisienne… Jusqu’à plus en pouvoir. Pour un statut social. Comme tout le monde, l’artiste !
Arrivé en milieu soignant, l’artiste n’est pas seul. Il n’est pas thérapeutique, l’artiste. C’est le mélange des genres qui le serait. Artiste plus thérapeute, ou art-thérapeute.
Et ça produit des effets, effectivement, quand bien même peindre ou parler n’a jamais, en soi, guéri personne, ça se saurait !
Pour l’expérience en atelier, la littérature abonde. Elle évoque tour à tour production de subjectivité, élargissement de champ des possibles, prothèse identitaire -par le style par exemple-, lieu de résidence de virtualité subjective, ou autre inscription du corps dans un espace créé. Sans parler de l’inscription dans le temps, accrocher du rythme. L’artiste contribue au processus thérapeutique qui consiste à faire passer le temps. Car il faut que le temps passe…
En plus, le patient est bonne pâte, il valide l’alliance de la carpe et du lapin. Rien à dire là-dessus.
Mais toujours pas de théorie validant l’art-thérapie, même si ce ne sont pas les tentatives qui manquent.

Mon expérience

Je vais tenter de vous en dire un peu plus, de l‘artiste et du thérapeute. Car on est dans le particulier. Forcément.
Ma première expérience remonte à l’époque où, jeune peintre, je devais trouver un job d’appoint. A l’ANPE du coin, j’ai eu le choix entre l’abattoir, c’est pas une plaisanterie, et l’IME. J’ai choisi l’IME, car quand même, le mythe de l’artiste qui bosse à l’abattoir la nuit pour peindre le jour, c’est mieux dans les livres !
J’ai évidemment ouvert l’atelier peinture du mercredi après-midi. J’ai pas obtenu un franc succès auprès de ma hiérarchie, méfiante, suite à la première femme nue dessinée par un gamin qui m’avait testé sur le mode « on peut tout peindre ? ».
J’ai quand même continué dans le médico-social ou le social, et dans la peinture. Jusqu’à tenter de concilier les deux par un diplôme universitaire d’arthérapeute. Diplôme reconnu par tous les ministères qu’il faut. Si ! Si !
Il m’arrive de diriger des ateliers auprès de différents publics.
Je m’y présente en tant que peintre, jamais en tant qu’arthérapeute. (Ça peut quand même parfois m’arriver, en séance individuelle, pour rassurer, car qu’est-ce que ce serait, un artiste qui vous veut du bien ?)
J’ai toujours ma blouse de peintre. Maculée, une blouse qui ne me sert plus qu’à ça. J’ai aussi toujours à disposition des reproductions, de la carte postale au dictionnaire.
Je ne peins jamais en atelier. Cela m’est pourtant déjà arrivé mais je me suis aperçu très vite que je n’y faisais que d’illustrer l’histoire de l’art. Je peignais la Peinture.
Je suis au service des patients-peignants pour ce qui est du matériel, de la technique (à la demande seulement), et du soutien.
Le reste du temps, je regarde, je regarde peindre. Plus ou moins près, ça fait partie du cadre annoncé. Car le particulier s’appuie sur de la fonction.
Il y a la fonction symbolique du peintre. C’est pour la garantir que je ne montre jamais en atelier ce que je peins. Il y a mon titre, ma blouse et les reproductions. L’histoire de la Peinture est assez vaste, depuis que l’Homme existe pour y montrer tout ou presque… Curieusement, avec une bibliothèque assez réduite, toutes les résonances existent. Que ce soit dans la peinture ancienne ou contemporaine. Pas besoin d’aller du côté de Jérôme BOSCH, il y a chez MEMLING toutes les frayeurs et toutes les maternités du monde !
Il y a la fonction contenante du cadre. Les règles de fonctionnement, tout simplement. Si je prends l’exemple d’un atelier au CMPP, à Reims, on peint debout -la trace est produite par tout le corps, pas seulement par la main ou le bras-, sur sa feuille. Un temps de la parole existe avant et après le temps de la peinture. Les œuvres de la séance précédente sont exposées. Personne d’autre que les participants de l’atelier ne voient les peintures. Elles ne sortent pas de l’atelier et sont détruites après le départ définitif de leur auteur. S’agissant ici d’enfants, une concession de taille a été faite : ils peuvent emporter, le dernier jour, une peinture. Episodiquement, une sélection des œuvres d’un enfant est exposée. Il est surprenant de constater combien de personnes, enfants comme adultes, sont incapables de « voir » leurs productions.
Et il s’y passe des choses en atelier, choses qui peuvent avoir à faire avec du thérapeutique.
Quelques vignettes récentes, toutes liées -c’est mon boulot- à l’expression picturale de ces patients.
David, qui ne peint que des « boîtes » -un rectangle d’une couleur cerné par une autre couleur-, des « grabourages » -des gribouillages- et des bonhommes un peu « têtard ». Il ne sait pas peindre ce qu’il voudrait. Il ne sait pas qu’il peut. Il a bien essayé de faire comme ses copains, au moment de Noël, avec la ligne brisée du sapin. Impossible de la refermer, il n’y a pas de sapin. Mais il y a des peintres, parmi ceux que je présente, qu’il aime et qu’il reproduit. ROTHKO a été le premier, évidemment, avec ses grandes « boîtes ». David s’en saisit pour peindre une « boîte qu’on ne connaît pas ». Sam FRANCIS le deuxième, là encore, avec ses grandes taches de couleur. Et puis une œuvre du XIXème, une dame avec un chat dans un canapé. David place très correctement les masses de couleurs pour ce qui est du décor de l’appartement, le fond. Et puis, pour la dame et le chat, il lâche la copie et les dessine à sa manière. La manière d’un enfant. Il sait et il s’en est servi, comme un peintre !
Très peu de temps avant, emberlificoté dans les lignes brisées qui ne veulent pas se fermer, il se surprend sous mon regard à tracer une croix au crayon. Je dit « sous mon regard » car je suis juste derrière lui, et à peine a–t-il dessiné sa croix qu’il se tourne vers moi, très surpris et inquiet de ce qui vient de se produire. Il dessinera d’ailleurs ce jour-là d’autres croix sur une feuille qui traîne au milieu du matériel, en douce… On avait regardé en introduction le travail de MALEVITCH, ses carrés et croix noir sur fond blanc, ses carrés blanc sur fond blanc.
C’est à peu près à cette période que l’école constate que David a accès aux apprentissages. Il peut maintenant se souvenir d’un livre qu’il souhaite que je rapporte…
Marie, dans une très difficile séparation d’avec sa maman.
Elle ne peint pendant des mois que du « même » : sur les deux feuilles blanches punaisées côte à côte, elle duplique chaque peinture. Le soleil en haut à gauche, le bonhomme en bas à droite, par exemple. Deux mêmes peintures. Pas en miroir, les mêmes. Et puis retour à un bout de papier ou à bout de ficelle, pour se calmer.
Elle ne travaille que sur sollicitation. En l’absence de son bout de ficelle, il lui est demandé de le peindre. Marie dessine deux bonhommes sur une seule feuille, un à gauche, un à droite, écrit sous l’un « Marie », sous l’autre « Maman », et trace une ligne de séparation entre les deux : la ficelle. Elle la désigne, comme les deux personnages, et écrit, sous « Marie » : « fille » pour ficelle. Ça ne s’invente pas !
Albert et son prénom, ou plutôt les lettres de son prénom. Chaque feuille peinte en atelier doit être signée. Albert connaît très bien les lettres de son prénom. Mais elles se promènent au gré de ses peintures, la plupart du temps disséminées dans les différents éléments colorés. Parfois, il signe « correctement ». Parfois il relie après-coup chaque lettre dans le bon ordre, il les « soude ». Ou alors ne retient en évidence, côte à côte, que le A, le R, le T. Et en rajoute d’autres : S, O, T, pour STOP.
C’est Albert qui sélectionne souvent la reproduction de l’artiste BEN : « rien de nouveau ». Et nous la présente en silence lorsque c’est le moment de causer de sa peinture. C’est arrivé.
Et des exemples comme ceux-ci, c’est du banal, du quotidien. Un peintre en atelier ne recherche pas ces évènements. Il les autorise, c’est tout.
L’expression pour l’expression.
PRINZHORN parlait d’expression de l’expression.
Mais, c’est important, IL N’EN FAIT RIEN, le peintre, de ce qui advient. Que de continuer à faire peindre, de séance en séance. Mon seul acte thérapeutique consiste à dire si je pense qu’il faut passer à autre chose, envisager la fin de la prise en charge.
Lorsque ça peint en atelier, il n’est plus question de patient, d’artiste ou de thérapeute, il est question pour mon œil de PEINTURE. J’offre un regard dans un cadre donné. Et le sujet en est la peinture.
Mon travail, c’est d’incarner le REGARD par la PEINTURE. C’est sur ça qu’il y a transfert, transfert au sens de moteur. Et le thérapeute guette. (Je ne développerai pas plus cela ici, c’est un autre propos…)
La question reste : l’artiste, qui n’est pas thérapeute, où trouve-t-il son compte dans ces ateliers ? Car la fascination pour la folie ne tient pas longtemps…
Comme quand je peins, j’y trouve un immense plaisir pendant et après, l’appréhension d’être à chaque fois au pied du mur -le grand saut-, beaucoup d’énergie à mobiliser.
Il ne s’agit que de peinture. Car la pose d’une touche de peinture sur une feuille, pour rien, pour ça -l’expression pour l’expression-, relève à mes yeux de la grâce, de l’événement fondateur, toujours.
Et que ce geste, cette trace soit d’un autre que moi, c’est plus simple. Presque mieux. Sur ma toile, je ne peux me contenter du plaisir de la touche, de l’inscription. Certains artistes reconnus ont, c’est vrai, exploité cette voie.
L’ont développée à leur sauce. TORONI ou OPALKA, par exemple. Mais ça n’était déjà plus ça, c’est forcément intégré dans une histoire, de l‘intime à l’universel. Et c’est plus cette grâce, même si ça en décline.
Cet instant-là, celui de l’inscription dans le monde, les phénoménologues en parlent très bien, le décortiquent très bien. Les peintres aussi.
Moi, c’est comme de la musique ! Rien ne peut le remplacer à mes yeux. C’est la danse toute entière qui se résume, se concentre, tout dans la trace.
Il n’y a pas que la déposition. C’est aussi un bonheur de contempler certains morceaux choisis.
Il s’en fout, le patient, même si ça peut être parfois une piste de travail, l’approche esthétique. L’arthérapeute et le thérapeute, j’espère aussi qu’ils s’en foutent, ils sont pas là pour ça. Mais l’artiste, il se régale. C’est comme au musée, sauf qu’il n’y a pas la foule, la reconnaissance sociale. Rien que pour moi ! Car les œuvres, elles finissent à la poubelle, et si je prends des notes, c’est pas de ces morceaux-là ! Rien que pour mon œil. Je me rince l’œil ! Je m’en mets plein les synapses, ici.
Pourquoi auprès de ce public ? Pourquoi dans ce cadre ?
Tout simplement parce que le public y est sélectionné.
Je n’accueille pas en atelier tous les enfants d’un IME ou tous les adultes d’un Hôpital de Jour. Il faut avoir une prédisposition, sinon, l’indication ne vaut pas. Et ce public sélectionné est, pour ce qui est de l’expression, par définition hors formatage culturel banal. Sinon, il serait bêtement en psychothérapie !
Entre nous, des dessins d’enfant, en général, qu’est-ce que c’est chiant ! Vous avez déjà vu des dessins d’ados ? Et des dessins d’école, ceux de la Fête de Mères ?
C’est la même chose côté adultes.
Ce plaisir personnel, solitaire, il a à voir avec ce que j’appelle le NOUVEAU.
Dans ces ateliers, je vois du NOUVEAU. C’est à dire des formes et des couleurs qui n’existaient pas avant leur création, que je peux voir par ma culture picturale. Et j’en ai à profusion. Parce que l’atelier est bâti pour ça, j’insiste. Il n’y pas de magie ou de talent. Juste la compétence institutionnelle à installer le cadre, et la place particulière du peintre.
Cela permet l’apparition de NOUVEAU. Pas dans n’importe quel cadre, évidemment. J’ai connu un atelier terre où le grand patron passait le bout de son nez et commandait des cendriers pour le service !
Et le NOUVEAU, le patient s’y retrouve. Rassurez-vous sur mon propos, il est honnête ! Le patient s’y retrouve, car mon NOUVEAU, je l’aide à en faire un peu quelque chose. C’est par exemple comme ça que je choisis d’une séance à l’autre les reproductions que j’apporte. Du lien, du sens avec les productions de l’atelier. A travers la forme, la couleur, le style, la technique, les associations…
Ces petits morceaux de peinture particuliers, ces assemblages uniques, je les partage, donnant-donnant. « Oui, il y a un mot pour la technique que vous utilisez : ça s’appelle le dripping, et POLLOCK l’a fait avant vous. » Sidération, « je ne suis pas seule ! ».
Ça peut faire grain de sable, « dérégler » la machine, ce NOUVEAU vu par moi. C’est une rencontre !
Souvenez-vous de l’expérience de la croix chez David.
Le patient en fait ce qu’il veut, ce qu’il peut. Je lui permets. Et s’il n’en fait rien, reste le reste, ce qu’on a déjà dit, le « mentir un peu, guérir un peu », les béquilles identitaires et autres objets narcissiques de sujétisation qui peuvent « tenir » une existence, c’est vrai.
Un pont existe bien entre l’art contemporain et certaines productions de patients. Logique. Je cite Alain GILLIS, psychiatre-psychanalyste : « les peintres contemporains ont su trouver, ouvrir jusque l’archaïsme les voies du raffinement et découvrir ce fonds de la peinture que certains de ces enfants exploitent à ciel ouvert. […] Ils ont, par la mise en apnée de certaines conventions, plongé plus bas et découvert un territoire poétique, déjà peuplé d’humanité ».
Etre accessible à la peinture d’un autre, c’est mon bonheur ou ma folie.
Ce n’est que ça, un artiste au service du soin !

Et le thérapeute peut y gagner quelque chose dans sa pratique.
Quant au patient, malgré tout un peu le dindon de cette fable, il peut en tirer grand profit … ou passer le temps ! Et c’est déjà pas rien.
Sauf erreur d’accompagnement.
L’art-thérapie, en tant que qualification professionnelle particulière, ne doit servir qu’à éviter à l’artiste et au thérapeute de nuire au malade quand il s’agit de son expression.
Je disais, non irrespectueusement, « dindon de la fable » en évoquant le patient, car la carpe et le lapin s’entendent bien sur la faillite de l’un et l’opportunité de l’autre.
Faillite de l’un si on pense que le métro et les prisons abritent de fortes populations de malades mentaux, c’est ce qu’on dit, et opportunité de l’autre quand on se souvient du débat sur le statut des intermittents du spectacle… L’artiste ne veut plus être un marginal. Les mêmes droits que tout travailleur !
D’ailleurs, supprimons l’alliance artiste / thérapeute / patient : le seul en danger serait peut-être l’artiste !
Cette intervention peut paraître iconoclaste. Son seul souci aura été, par mon expérience, de tenter de clarifier l’intervention particulière des artistes dans le champ du soin, loin des mythes et des usurpations, si c’est possible, au bénéfice évident de patients prédisposés.

Benoît Billon
Journée S.P.C.A.
20 octobre 2006
REIMS

Le fétiche et la mer regards croisés

REGARDS CROISES

C’est à l’occasion de nos rencontres au cours desquelles il m’enseigne la langue wolof que Babacar GUEYE me présente ses photos. Professeur passionné par sa langue et sa culture il répond volontiers avec érudition à toutes mes questions.

Grand bien lui a pris ce jour là de me montrer ses photographies que l’on peut désigner photographies de fétiches si insolites pour mon regard d’occidentale.

Ainsi, Babacar GUEYE me raconte qu’il se promène régulièrement sur la plage et trouve des fétiches rejetés par la mer. Il les photographie.

Il sait que je m’intéresse à sa culture mais comment a-t-il senti que je serais littéralement happée par ses photos ?

Elles ont tout pour me plaire ces photos. Elles représentent tout ce que j’attends d’une démarche photographique. Elles nous parlent d’un monde et d’une culture dont j’ignore presque tout. Elles nous renvoient les signes d’un mystère presque aussi épais pour lui que pour moi.

Nous sommes en territoire Lébou, à Dakar sur la presqu’ile du CAP-Vert et Babacar n’est pas Lébou.

Cette rencontre est trop belle, je vais tenter d’en dire quelque chose.

LE PROMENEUR PHOTOGRAPHE

C’est en homme libre indépendant que Babacar GUEYE a photographié ces fétiches lors de promenades sur la plage de YOFF près de chez lui. Au cours de ses flâneries, ses errances il rejoint la grande famille des photographes voyageurs attentifs aux objets à l’infiniment dérisoire.

Dérisoire … pas tout à fait… Ces objets qui hors de son regard averti peuvent être assimilés à des déchets rejetés par la mer, retiennent l’attention par leur présence mystérieuse. Il a fallu le regard averti de Babacar pour transformer ces objets quelconques en objets uniques. Une fois identifiés comme fétiches, leur allure énigmatique, innommable, les range volontiers du côté du divin. Ce qu’ils représentent, pourquoi et en quoi représentent-ils quelque chose? Le mystère demeure.

La photographie retrouve ainsi sa puissance mystérieuse et dangereuse. Peut-être faut-il ici s’en méfier comme d’un poison.

Mais il est des choses qu’elle est impuissante à dire.

La photographie perpétue une possibilité de description individuelle vis-à-vis de ces objets. Elle place ces fétiches au rang d’objets devenus éventuellement “muséifiables”.

Les photographies de Babacar GUEYE portent toutes une transfiguration du monde. Il ne s’agit pas de l’identique mais du regard du photographe. Retrouver le sens des choses à travers le regard de l’artiste comme regard parcellaire de sa société. La photographie laisse place à toute interprétation possible de ces objets.

Lors de ses flâneries Babacar GUEYE a montré avec son appareil téléphonique qu’il était possible d’interpréter le monde.

Au diable les selfies et autres cultures de l’égo comme des miroirs aux alouettes qui nous entretiennent dans une société de dupes.

Babacar nous montre que l’interaction de la prise de vue peut être autre chose qu’un vol, qu’un viol ou un autoportrait.

Ses photos portent un regard critique sur une partie du monde, de son territoire. Par le questionnement qu’elles induisent, elles peuvent être vues comme politiques. On peut se demander quelle place peut jouer Babacar comme voyeur et photographe à l’intérieur du rituel dont il est question.

Ce sont avant tout des photos de flâneur, de poète, qui invitent au dialogue et à la pensée.

Éthiques, esthétiques elles nous mènent bien au-delà de la contemplation et de la consommation des images.

Le fétiche

Babacar GUEYE va-t-il penser que, échoués ou photographiés, les fétiches allaient livrer leur secret ?
Au Sénégal, les pratiques fétichistes mystiques sont un héritage bien vivant des croyances animistes associées aux pratiques musulmanes. Cet héritage n’est pas un folklore mais un réel fait de société. Considérées comme des pratiques obscures pour les uns et une hygiène de vie pour les autres elles donnent lieu à des rituels magico-religieux et font partie intégrante du quotidien des Sénégalais. Le recours au marabout est habituel au Sénégal. Il y a le bon et le mauvais marabout, celui qui invoque le nom d’Allah et celui qui invoque les « djinées ». Les pratiques musulmanes se retrouvent dans l’animisme.
Pour accomplir sa mission l’objet fétiche devient le véhicule de rituels maîtrisés et accomplis.
Le fétiche auquel on attribue un pouvoir magique reste pour les scientifiques l’objet d’un « malentendu » entre deux civilisations, l’africaine et l’européenne. Réfuté par Marcel MAUSS, Sigmund FREUD s’en empare comme symptôme de perversion. Le choix pervers se définit ainsi : une partie du corps ou un objet sont choisis comme objet d’amour et objet d’une excitation d’ordre sexuelle. Notre propos est plutôt lié à la définition plus ancienne du fétiche daté de 1750 comme étant lié à un sortilège, un artifice.
Si l’on tient compte de la définition de Maurice Godelier* qui dit que “toute société humaine est fondée, non pas sur le système de parenté mais sur un système économique d’échange”, le fétiche vient confirmer cette affirmation.
La réponse sociale du fétiche est issue d’une demande faite au marabout en échange d’argent pour régler un problème social relationnel.
Le marabout, bénéficiaire économiquement, est dans la position hiérarchique de celui qui sait. La fonction du fétiche est une fonction de passeur au service d’une vérité. Le génie qui tient lieu d’adresse colmate le manque et représente la vérité. Le demandeur est ainsi pris dans un processus qu’il ignore. Il ne sait pas qui il est pour l’autre. La malédiction peut être à l’œuvre.
Le fétiche efficient est pris du côté du signe et non pas du savoir.
On peut noter que dans une société réputée pour fonctionner sur le mode collectif, le fétiche est issu d’une demande individuelle. C’est le rituel qui affirme dans sa constance le caractère collectif, mais à l’intérieur des règles collectives le fétiche et son secret affirment une individualité au sein de la communauté.

A YOFF le Lébou est lié à l’esprit de la mer, aux génies de la mer. La mer a rendu des objets sensés disparaître. A-t-elle ainsi rompu la mission du fétiche ? La mer l’a rendu, il est sorti de l’eau salée, peut-être purificatrice.
Le sens du fétiche, même s’il a la forme d’une bouteille d’eau en plastique, n’est pas une bouteille à la mer. Cette dernière n’a pas d’adresse, son adresse est inconnue et même considérée comme improbable.
Le fétiche de la plage de YOFF rejoint un monde chargé de génies chers au peuple Lébou.
S’il y a un lien entre le fétiche de la tradition Lébou et le fétiche décrit par Sigmund FREUD c’est la croyance investie dans l’objet. Le fétiche est investi d’une mission liée à une croyance individuelle.
La personne qui fait sa demande au marabout est supposée avoir un problème social, collectif, individuel, relationnel peut-être inconscient. Cet objet issu d’une relation qu’on pourrait nommer transférentielle entre le marabout et le demandeur a été l’objet d’un échange d’argent contre un pouvoir supposé. On peut avancer que le don et l’échange animent cet objet et le dotent d’une mission magique.
L’objet fétiche va incarner la problématique et sa supposée résolution dans une création élaborée par un marabout, à l’extérieur de la personne du commanditaire. Cet objet externe au demandeur incarne la réalisation d’un idéal. Le lien à la communauté est préservé tout en maintenant une croyance à l’idéal du moi qui fait son chemin à l’extérieur de l’individu. L’idéologie individuelle passe par un rituel inscrit dans le collectif, ainsi la cohésion sociale est maintenue. Peut-être que cette fiction magico-religieuse comme régulateur social vient mettre un voile sur la question des interdits et des tabous. Les affects du demandeur se trouvent comme “ gelés “ à l’intérieur de l’objet fétiche, projetés en dehors vers les génies de la mer chargés de résoudre le problème dont il est question. On peut y voir sans doute un évitement du savoir de la vérité au risque de la castration dans l’organisation sociale dont il est question.

A MER COMME CRYPTE ?

Le fétiche échoué sur la plage soulève la question de savoir s’il révélera son secret. Cependant, il semble évident que le secret sorti de la mer reste intact. La mer, en tant que lieu de tous les secrets, agit comme une crypte ou un refuge, offrant un asile au dialogue entre les fétiches et les dieux. Elle accueille le secret sans en dévoiler ni en révéler le contenu.

Le fétiche apparaît comme un secret dépourvu de mots pour le transmettre ou le définir. Comme s’il y avait quelque chose qui pourrait être dit, révélé ; un secret qui, bien qu’ignoré, a toujours un destinataire. Ici, le destinataire relève du domaine mystique, la mer agissant comme une crypte, c’est-à-dire un domaine indéchiffrable.

Le fétiche, béni ou maudit, revient sur la plage sans partager quoi que ce soit du travail (liggey en wolof) qui l’a engendré. Le photographe n’est pas le destinataire du secret, mais plutôt l’illustrateur de la tension créée par le refus du fétiche de livrer son message. Se transforme-t-il en intrus ? Certains objets disparaissent d’un jour à l’autre, révèle Babacar.

Le photographe intrus s’assume comme tel et contribue à laisser échapper des bribes du secret suintant du fétiche. Est-il encore vivant, incarnant la mort ? Babacar GUEYE exprime son intérêt pour la mer en tant qu’élément intégré dans la démarche de maraboutage, bien que ses rencontres avec plusieurs marabouts n’aient pas abouti.

Le secret, semblable à un tombeau ouvert, ne livre aucun message, laissant à chacun le soin d’élaborer sa propre fiction. En évitant les a priori, une inquiétude traverse l’observateur : dans quel monde sommes-nous ? Ces objets témoins invitent à une certaine indétermination culturelle. On se demande si ces démarches laissent une trace dans l’histoire du sujet demandeur et quelle incidence elles ont sur sa vie psychique.

L’objet déchet/sacré répond à une demande en résolvant immédiatement un conflit social et individuel, mais qu’en est-il ensuite ? Au croisement de leurs chemins, Babacar GUEYE et moi avons dialogué longuement, tentant peut-être inconsciemment de percer le mystère de ces objets. Ce qui se cache dans les suintements de ces objets fétiches nous échappe à tous les deux, et le danger potentiel de l’interprétation pour les non-initiés demeure incertain.

J’ai le sentiment que nous avons démontré la possibilité d’un dialogue dans la tentative d’élaborer un sens commun. Babacar GUEYE, intellectuel reconnu muni d’un appareil photo, incarne l’Afrique en mouvement hors des sentiers traditionnels. Les objets lui rappellent les ancêtres et symbolisent la présence des génies avec leurs présumés pouvoirs sur les côtes de DAKAR. Les traditions et rituels à caractère collectif représentent des recours à des démarches individuelles auprès des marabouts, liées à la tradition et aux religions intimement mêlées.

Entre ethnologie, anthropologie, sciences des religions et psychanalyse, ce travail pourrait être considéré comme une traduction visant à comprendre et à appréhender les différences. Dans cette ouverture au dialogue, peu importe la discipline, laissons-le poursuivre sereinement son chemin.

Lydia LEDIG septembre 2021

* Maurice GODELIER « Au fondement des sociétés humaines » Albin Michel, P93

Impressions sur « Kanyar »

Il commence par arriver d’un espace indéfini, hors scène, mêlé au public. Errant dans un espace indéterminé, Il marche visage mutique, dans une déambulation au milieu de … seul. 

La scène, espace noir, est barrée par un mur noir et réduite à un simple passage le long de ce mur.

L’espace scénique m’évoque cette route en corniche si singulière qui relie Saint Denis à la ville du Port. Le surgissement de la montagne menaçante sujette aux éboulis, ou l’ile de la Réunion petite bande de terre plate en bord de mer d’où la montagne volcanique surgi si vite.

Le début du spectacle de Didier ne serait-ce pas l’histoire de chaque Réunionnais issu de la mer d’une origine si diversifiée. Didier le danseur incarnerait-il en début de spectacle cette scène originelle ? Chaque Réunionnais inconnu arrive sur cet ilot. Didier BOUTIANA, le Kanyar entre en scène seul, enveloppé d’un peignoir, comme un mystère. Début pendant lequel  nous sommes en attente d’un secret dévoilé qu’exprime son visage mutique et son corps  suspendu dans une circulation errante.

Que va t-il pouvoir faire dans ce petit espace qu’un mur noir énorme menace ?

Puis, dans un bain de naissance fait de sons urbains de la rue, il se met en mouvement le dos au public. Il avance seul déterminé le pas sûr vers le mur qui s’efface devant lui. 

Le public assiste à l’éloignement par cette marche lente et assurée. La violence surgit par des coups donnés vers ce mur qui incarne une marche difficile, faite de lutte et d’avancées par la force et la violence. 

Progressivement surgit l’horizon, l’ailleurs, le mur est au dessus de sa tête et lui laisse un espace vaste indéterminé. 

Le soulèvement du mur pourrait symboliser la levée de l’amnésie liée à son histoire.

La danse se met en branle, le corps se met en mouvement. Les mots manquent la pensée est mise en abîme. Il y a violence,  lutte, tentative de communication. Il y a du dire dans la beauté et la perfection du geste. Dans un tumulte il y a force, violence, failles. Son peignoir qui suit le mouvement de manière désordonnée contrarie l’érotisme de la beauté du corps. Le regard incarne une retenue teintée d’arrogance. 

Le Kanyar renonce à l’ouverture de l’horizon pour se débattre entre terre et ciel. Ciel sombre menaçant qui incarne son passé ? Son avenir ?

Qui est ce Kanyar ? Le secret va t-il être dévoilé ?

« KANYAR » dansé par Didier BOUTIANA

A la Réunion, le kanyar c’est le voyou, le marginal, le délinquant. Il est en groupe, en bande et il fait peur.

Didier Boutiana a choisi d’en ôter l’article « le » pour en faire sans doute autre chose, un concept, son concept. Peut-être, à  travers son spectacle, DB envisagerait de partager son ou ses kanyars avec quelques autres.

Comment écrire sur «  KANYAR »et ne pas réduire, amenuiser, ravaler, tronquer le propos?

Il s’agi peut-être ici d’exprimer l’ouverture de la pensée que produit cette expérience. Simplement, être l’adresse de ce qui est donné à vivre par ce spectacle.
Puisse ce passage par l’écriture servir l’expérience du propos du danseur.

 

Kanyar et ses solitudes

On danse le plus souvent pour être ensembles. On s’y met à plusieurs. Les pas communs invitent la plupart du temps à mettre en forme et donner à voir. Les fêtes et les rituels sont fondés sur des formes nouvelles de mettre les corps en mouvement ensembles.

 Tel « West Side Story » dans les années 1950 à NEW YORK, première comédie musicale qui met en scène les mauvais garçons de l’époque. On pourrait s’attendre avec le mot KANYAR à voir des danseurs danser des affects, des croyances, une culture commune. Des bandes rivales dansant la tragédie sur fond d’histoire d’amour, ce thème aurait bien servi l’attente du public qui peut aimer qu’on lui serve les stéréotypes.

Pourquoi diable ! Didier BOUTIANA a décidé de s’exprimer seul derrière ce mot en exergue : kanyar ?

Que souhaite t-il inscrire ?

Danseur solitaire Didier BOUTIANA dépasse les représentations communes. Si l’on prend en compte les discours organisés que véhicule le mot kanyar, il se livre à une digression.

Lorsque Didier BOUTIANA danse seul, on peu penser qu’il s’isole également des circonstances anthropologiques du kanyar.

Dans sa solitude Didier BOUTIANA sort de l’anthropologie collective et, isolé, attise la curiosité sur son signifiant kanyar. Le danseur passe d’une identité collective à une identité individuelle.

Je soupçonne la démarche « Boutianienne » d’être éminemment subversive pour sortir le kanyar de l’image véhiculée par les représentations collectives.

Il nous invite, nous spectateur à nous identifier à un individu. La solitude partagée du Kanyar décale le propos des idées reçues. Didier BOUTIANA assume la tragédie individuelle du kanyar , il en donne une représentation vivante auquel le spectateur ne peut échapper.

Le processus d’identification du spectateur est porté à son comble. 

Le danseur semble nous présenter un groupe, au un par un, dans une diversité une complexité à multiples facettes.

Les représentations véhiculées sur l’ile de la Réunion, comme dans d’autres endroits du monde, porte ses habitants à un besoin irrépressible de se faire reconnaître comme individu. L’histoire de la Réunion, passée au rouleau compresseur de la culture occidentale est rarement reconnue comme singulière. Les comportements individuels semblent disparaître au profit d’une recherche d’identité collective.

Didier BOUTIANA dans son solo invite à reconnaître une survivance authentique d’une trajectoire individuelle singulière. Il incarne une communauté faite de multiples singularités Réunionnaises.

Didier BOUTIANA danse une solitude peuplée, multiple, contemporaine. Il est multiple même seul, on pourrait dire aussi qu’il incarne une singulière multiplicité.

 

La Réunion/ réunion des kanyars

 Les réunionnais sont rompus à l’interprétation abusive de leurs comportements collectifs et individuels d’une société dominante occidentale. Ils sont habitués aux stéréotypes dont les colons, puis, l’état centralisé à Paris, les affublent.

Représentations collectives  auxquels certains renoncent à échapper. Il est sans doute plus facile de répondre à ce que le dominant attend et peut-être tentant de s’identifier à une société gérée par l’argent dans laquelle on souhaite se fondre ou tout simplement essayer de vivre en toute quiétude.

Le kanyar comme le délinquant de métropole échappe à la normalisation de la morale dominante, transgresse, se rebelle. Est-ce pour autant le même qu’en métropole ?

Ainsi le kanyar est-il la réplique de la « racaille » dont Nicolas Sarkozy a développé le nom ?

Didier BOUTIANA n’est pas le seul à la Réunion à effectuer une digression avec le mot KANYAR. 

On trouve également sur l’île,  la revue « KANYAR ». Cette revue un semestriel qui en est en 2016 au numéro 5. C’est une revue qui se définie comme, je site : « histoires rédigées au soleil ou ailleurs ». C’est une publication de nouvelles de talents confirmés de l’ile de la Réunion et du monde qui l’entoure.

L’élaboration de la pensée par l’écriture des histoires, donne ses lettres de noblesse à une culture locale dans sa singularité. Les textes sont transmissibles au plus grand nombre puisqu’en français, mais le créole y est largement représenté. Le signifiant kanyar peu ainsi redorer son blason culturel et intellectuel.


Kanyar et héritage

Didier BOUTIANA dans sa chorégraphie en solo expose une trajectoire individuelle singulière à une communauté faite de multiples singularités réunionnaises. Peut-être incarne t-il la survivance d’une trajectoire faite de plusieurs générations d’individus dont l’histoire se perd dans les limbes de sa tragédie originelle. Le travail d’introspection du danseur convoque une nouvelle mémoire et la fait advenir dans toute son actualité. 

On peut penser que la dimension contemporaine d’une trace venue du passé est portée par les kanyars.
L’histoire de la Réunion au-delà d’être bordée par l’histoire officielle de l’état français est véhiculée par les hommes.
Didier BOUTIANA a le culot de bousculer un ordre de pensée établi  pour s’incarner comme passeur d’une histoire.

Telle une luciole allumée dans la nuit des écrans de télévision et du nivellement de la pensée, DB nous dit que l’individu réunionnais a survécu dans sa pensée individuelle. DB met en scène «  La survivance des lucioles » tel que George Didi Huberman nous le décrit : comme une lumière allumée à la chosification du monde. Dante a imaginé qu’au creux  de l’enfer, dans la fosse des « conseillers perfides » s’agitent des petites lumières (lucioles) des âmes mauvaises, bien loin de la grande et unique lumière (luce) promise au paradis. 

Pierre Paolo Pasolini a lui même écrit un texte de résistance désespéré en 1975 sur la disparition des lucioles.

Avec Didier BOUTIANA, les lucioles ont survécu malgré le silence et l’obscurité qui recouvrent l’histoire de ses ancêtres. 

Dans son rôle de danseur, il incarne la trace vivante de l’histoire de sa communauté d’origine.

On pourrait parler d’ethnisme à propos de KANYAR. L’ethnisme est décrit par F De Saussure à propos du langage. Ce terme définit un langage fondé sur des rapports multiples de religion et de civilisation. Le langage s’exprime comme une valeur de défense commune vis à vis du reste du monde.

SOUL CITY a été choisi comme compagnie contemporaine pour représenter l’héritier des hommes libres dans  une exposition sur le marronage à Saint Paul  en 2017.

 

Didier BOUTIANA ou, être, hors de la monstration

Il danse seul donc. Il danse au pluriel des solitudes nommées par lui kanyar. Il refuse de plier son corps à l’unique, l’unité. Il fait tout pour se plier déplier sans cesse pour se multiplier. Il fait face. 

Pas de détestation, de dénonciation, de d’indignation dans kanyar. La puissance politique du spectacle évoquerait plutôt l’imaginaire du chorégraphe/ danseur libéré de ses entraves.

Il est malcommode Didier BOUTIANA et tant mieux !

Pas la peine de chercher un usage politique à DB, il ne porte pas de thèse. Il véhicule une complexité faite d’équivoques. Il s’approprie des traces d’une histoire faite d’ombres et d’obscurité.

Une fois de plus on peut vérifier que la politique et l’art sont bien distincts. DB célèbre un non rapport de deux instances qui se surveillent, se font face mais ne se rencontre pas.

Il y a des passages secrets entre l’art et la politique et DB en bon artiste nous les fait ressentir dans une transpiration hors sens.

Cette chorégraphie rend compte du regard de son auteur, le regard d’un seul à nul autre pareil. Nous sommes face à une manière d’habiter la vie le monde et d’en constituer une partie.

 

Le kanyar dit

A la mesure de sa solitude, Didier BOUTIANA ne verse pas dans les lamentations collectives, les critiques vaines qui forment des consensus bien bouclés.

Il préserve sa condition d’homme, d’artiste, avec toute son ambiguïté. Cela fait de « kanyar » une œuvre impossible à circonscrire.Une synthèse du spectacle s’avérerais mensongère et insuffisante, il coupe, il scande. 

Proche, le kanyar cultive cependant le mystère comme une mise à distance.

Peut-on se hasarder à dire que Didier BOUTIANA serait entre ombre et lumière ? Il semble en réserve en obscurité, dans le calme et la profondeur d’une secrète solitude. Sa force ses expressions de corps faites d’éclats nous arrangent et nous éblouissent.

Le kanyar nous apparaît soudain dans une mystérieuse énergie.

Le danseur dévie, rompt la symétrie, biaise, perturbe le sens, brise les enchainements , feinte, détourne.

 

Le corps

Seuls les pas du danseur donnent une limite à la scène, elle n’a pas de contours. 

Le danseur donne parfois l’impression d’avoir un rapport antique au corps qu’il déjouerait sans cesse. Il frappe le sol, le trace. Dessine t’il un labyrinthe ?  

Ou alors les pas d’un rituel païen connu de lui seul. 

La scène incarnerait-elle un labyrinthe dans lequel il se perd ou un temple qui imposerait son rituel ?

Il se bat recule les limites entre ciel et terre, frappe la terre ou s’envole comme un oiseau.

Chacun de ses pas, dans le modeste ou le sublime parle au spectateur et l’interroge.

« Un » devient multiple et éclate en événements de corps dans l’espace de la scène.

Le mur noir comme ciel tantôt menaçant, inaccessible, et porte qui s’efface pour laisser passer le kanyar vers son destin. Contrairement au héros du procès de Kafka qui reste sa vie durant devant une porte et son gardien sans jamais franchir le seuil, ignorant que cette porte est pour lui. La porte s’ouvre pour le kanyar, mais le chemin en devient-il si simple ? 

Ce chemin de scène semble fait de rupture, il ne se propose pas comme un récit mais plutôt une succession de ruptures, de silences et de coups d’éclats.

Labyrinthe ? Spirale ? Arène ? Que nous dessine Didier BOUTIANA ? 

Les contours d’une communauté humaine, la création de pas qui font corps social. 

Le temple par exemple implique l’apaisement le tempéré, comme réponse à toute violence sociale. L’apaisement infini après le chaos de l’acte amoureux.

On peu évoquer à propos de « KANYAR » Marcel MAUSS et son texte sur les techniques du corps: Pour Marcel MAUSS toute communauté humaine se réuni autours de pratiques corporelles communes.

Parle t-il des origines du destin ? Les deux semblent mêlés dans une contemporanéité, il va de l’avant Didier BOUTIANA ! Il ne se retourne guère.

Tel le rhizome de la créolité chère à E Glissant le kanyar est à la fois en profondeur  et en surfaces, en racines multiples mais unique. Le rhizome ne fait pas masse mais s’étend de multiples directions.

Tel un géomètre du rhizome, précis, le danseur mesure à chaque pas, avec son corps, l’exact adéquation de l’espace avec lui même.

 

Le rythme de « KANYAR » ou l’art de se soustraire

On peut repérer dans «KANYAR» un rythme qui répète se multiplie et se soustrait sans cesse.
Tout ce qui peut faire clôture est esquivé se ferme et se coupe pour éventuellement recommencer.

L’art de se répéter et se soustraire n’est pas sans évoquer le bégaiement, une parole qui hésite se multiplie puis changée mot pour aller au plus court au plus serré.

Tout est possible sans cesser de cesser, avec continuité. Le conflit intérieur du «KANYAR» se transforme en conflit structurel exprimé par le rythme comme art de la disjonction.

On peu reconnaitre l’expression d’une tragédie dans la dislocation, la rupture; un antagonisme permanent, une dissonance.

La pensée qui trouve ainsi une expression dans l’espace

Cette danse polyrythmique, accompagnée parfois par le Maloya, par l’altération de son rythme, rend visible la complexité corps qui s’articule à la pensée. 

Le Kanyar s’inscrit-il dans un temps linéaire ? la naissance, la mort comme début et fin ou dans un temps circulaire ou le cycle de la vie et de la mort se répètent à l’infini? Comme dans les cultures polythéistes.

Le temps prend sens avec le rythme, le rythme comme puissance vitale qui accuse les différences et rompt toute volonté d’unanimité.


Conclusion

Pas de préexistence à «KANYAR » sauf comme vestige, morceaux lacunaires, mémoire inconsciente. Il s’agit de trouver ici, dans l’instant présent, une origine qui n’est pas représentée, juste saisie au vol.

La création devient une reconfiguration de la profondeur.

Quelque chose d’immémorial (cher à Victor Segalen), la veste du danseur laissée comme défroque historique accrochée au mur noir du passé comme mystère irreprésentable.

Le « father land » la question du voyage et la transmission de la psychanalyse

La photographie du «father land » rejoint la liste des photos qui sont pour moi, chacune, une question posée. Elles sont quelques unes, repérables dans mon souvenir qui soudain m’ont happées, un peu à la manière d’un mot ou d’un signifiant au sortir d’une séance d’analyse.

La photo surgie, insiste parfois, puis devient comme une évidence et un abîme. Toute ma pensée du moment s’y engouffre et devient ainsi représentable dans un condensé dont les clefs me sont propres. Ma passion pour la photographie s’est avéré jalonner de manière significative ma démarche psychanalytique. Comme un arrêt sur un chemin de croix chacune de ces photos ont été pour moi une étape de représentation de ma pensée. La figure marque un temps une pause. Une condensation de toutes les pensées à un moment précis. On pourrait faire le lien avec ce que Freud nomme la condensation dans un rêve. Plusieurs personnes peuvent être représentées par un seul personnage dans un rêve.

La photographie incarne une figuration dans la contrainte. La figuration est forcée, paradoxalement elle résume et creuse une représentation.

La figuration détourne par la représentation une communicabilité qui déjoue tout le reste. La théorie psychanalytique et l’écriture ne se sont jamais trouvées, pour moi, à la même place.

Par la photographie, ce qu’elle représente, le discours devient visible et dense. Le processus infini, du détour que la photographie engendre, devient terriblement efficace. Le déplacement dans le domaine de ce qu’on peu appeler l’esthétique, accomplit pour moi des prodiges de la pensée. La présence forte du manque, du négatif et de l’absence devient un jeu porteur de discours. La photographie, contrairement à l’idée reçue qui la porte, déjoue la logique et vient nous faire la démonstration de ses failles. L’objet est réinventé dans une représentation qui finalement nous donne à voir sans savoir. L’apparence de clôture symbolique nous apporte son contraire, une vision infinie. L’objet visuel, la figurabilité ne rend pas cette vision pour autant lisible.

Hors de tout académisme décrit dans l’histoire de l’art, la photo, plus que d’autres médiums d’expressions artistiques, vient me tendre un fil. L’extrémité d’une pelote de laine que l’on tire et le fil se déroule. Ce fil, avant de repartir vers une destination inconnue, que j’imagine infinie, vient me donner à vivre un moment, un « tricotage ». Un morceau du pull over de laine s’est tricoté à ce moment et prend une place au milieu des autres, ceci pour élaborer un vêtement dont je ne verrai jamais la fin. Il y a un moment une figuration d’un monde souterrain déchiffrable a minima par moi et dont je ne verrai jamais la totalité.

Le temps illimité de la psychanalyse se trouve ainsi bordé un moment, même si les visés et la fin se trouvent perdus.

1) Figurabilité/figuration

Comme pour la peinture ou la sculpture cette figurabilité soudaine qui s’impose, à peine lisible, a peut-être un équivalent dans une écriture qui nous échappe. Quand soudain, ailleurs, une part de nous même se trouve représentée. Comme l’énoncé peut supposer l’énonciation, la figurabilité suppose la figuration. Comment prendre la mesure de cette effraction qui nous vient d’un monde souterrain, inconnu ? La dissimulation de la structure produit cet événement, cette lumière, on peu même dire cet éclat. Un éventuel chaos psychique s’incarne soudain dans la figurabilité. C’est un message, mais sans code.

L’œuvre d’art comme une rencontre avec soi même comme un miroir. Une présence qui devient consciente.

Parfois sa présence inconsciente peu soudain apparaître de manière différée.

Je ne résiste pas au plaisir de vous raconter une histoire d’image arrivée à un collègue. Il offre une reproduction de tableau à sa femme, il la choisit, la fait encadrer, fait faire un paquet cadeau. Au moment où sa femme ouvre le paquet cadeau il découvre qu’il avait choisi à son insu une copie du tableau qui figurait dans la salle d’attende de son psychanalyste qu’il avait fréquenté de nombreuses années.

Le tableau l’avait regardé il l’avait vu mais ne l’avait pas laissé faire effraction, la rencontre a eu lieu plus tard, à son insu.

Ces photographies viennent faire effraction, accident en dehors de toute théorie, elles viennent faire signe à l’affect. La photographie. Viens me chercher.

George Didi Hubermann parle de pan dans l’œuvre comme un détail qui vient faire intrusion nous surprend par son caractère inattendu. Le pan interrompt la continuité. On pense au « petit pan de mur jaune « de Vermeer. Un paysage de la ville de Delft par Vermeer si joliment décrit par Marcel Proust. Ce petit pan de mur vient faire effraction et donne toute la dimension poétique au tableau. Il y a énigme accident dans la continuité.

Le mot pan c’est un mot de la structure (pan de mur) mais c’est aussi un mot de la déchirure (le lambeau). Le sens fait énigme il y a pourtant rupture. Il y a intrusion dans la vision d’ensemble du médium peinture.

Il me semble que le lien que je fais entre ce que je tente de décrire de la place de la photographie et de ce fameux petit pan de mur jaune c’est cette représentation qui nous regarde et nous touche.

Il y a effraction dans l’œuvre qui produit un effet signifiant.

La photographie nous dit quelque chose du temps qu’elle à saisi mais nous dit aussi que ce temps est passé.

L’image vient nous représenter « ça a été ».

2) La photographie Pourquoi la photographie ? Quel médium ? La matière ?

La question se pose d’autant plus actuellement avec la présence presque exclusive de la photographie numérique. Je vais oser paraître ringarde et vous parler de l’argentique.

Le photographe avec son appareil argentique est davantage un promeneur. Il a souvent un appareil photo moins discret que l’argentique, et prend le temps de la pose. Il regarde. Pas sûr qu’avec le numérique on regarde toujours. La manière d’aborder le viseur est d’ailleurs totalement différente. Physiquement avec l’argentique le corps est davantage mobilisé.

Puis après vient le développement. Toute une phase vécue entre le négatif et le positif. Ces 2 mots prononcés me fascinent, je trouve cette opération magique. Combien de fois au cours de périodes scabreuses de mon analyse n’y ai-je pas pensé ? Passer du négatif au positif…

Le laboratoire l’ambiance du labo. La lumière rouge, les odeurs des produits, l’eau, la tension du résultat au cours duquel la gestion de la lumière devient une angoisse.

Les labos improvisés dans les salles de bains les caves, le récit du photographe Yves Lerêche de développements la nuit en Roumanie entre 2 roulottes avec les gitans. Il y a un film où on voit Joël- Peter Witkin Laver le papier photo très grand format avec un jet d’eau. Développer un négatif peut-être : rouler un grand format dans une gouttière ou faire surgir les mannequins nus de Helmut Newton de 3m / 2 de d’un bac. J’ai assisté à cette cérémonie chez un célèbre et désormais unique tireur parisien.

C’est de la matière, presque invisible, qui émerge du geste de l’artisan, particulièrement précis et méticuleux. L’erreur produit des effets souvent vécus comme ratés ou maintes fois exploités comme accidents producteurs de poésie.

La photographie argentique, n’arrive pas comme ça devant vous, elle a fait du chemin.

3) Alors « le father land ? » J’y viens.

Cette photo m’est arrivée après le long récit de mon ami Christopher Taylor photographe et voyageur. Il voyage souvent à Pied, en Inde en Chine et en Islande. Il sort des cartes me raconte des récits de personnes âgées ou disparues qui ont vécu au nord de l’Islande. Il a décidé de parcourir les lieux des récits de vie, afin d’en repérer des traces et de retrouver des chemins à jamais disparus. A pied ou en vélo vers le cercle polaire il arpente ces paysages grandioses et déserts. Ne lui demandez pas pourquoi il ne sait jamais et en plus il dit volontiers qu’il s’y ennuie.

Il prend des photos des paysages. A ma grande surprise il retrouve des traces des lieus d’habitations décrits dans les récits qu’il a lus ou entendus. Le climat dans ces contrées détruit volontiers toute trace de vie. Les maisons abandonnées disparaissent rapidement.

Christopher Taylor me montre des photos de bord de mer qui curieusement pour moi se ressemblent beaucoup mais il me les situe à chaque fois précisément sur la carte.

Puis au milieu surgit une photo prise dans une maison abandonnée d’un petit caleçon de laine. Ce pantalon tricoté puis reprisé m’émeut.

Il a été laissé comme la robe de l’amante posée sur le lit. Comme délicatement posé. La reprise qui me vient souvent comme métaphore de la psychanalyse se trouve là illustrée dans une grande complexité une grande sophistication. Il y a visiblement des fils de plusieurs qualités plusieurs couleurs cousues à des périodes différentes. Quelle constance ?

Acharnement ? Amour ? Volonté ? On ne sait pas à quel mot se vouer. Que d’affects se bousculent et me viennent encore à l’esprit. Des récits de vie, de psychose, de traumas reprisés se trouvent soudain représentés dans ce caleçon dérisoire mis en abîme par la poésie de ce merveilleux noir et blanc argentique.

Une poésie figure, mise en scène par ce photographe, qui prend toujours « un air de ne pas y toucher »

Il est opportun pour moi de vous montrer cette photographie au moment où elle m’a atteinte au moment ou elle condense les sujets qui me traversent actuellement.

Puis m’arrive le mot «fatherland » quoi ? Christopher répète : « father land ». Alors là ça n’est pas possible, comment cette image du pays du père m’est arrivée ce jour là ? Le caleçon tricoté par les mères Islandaises, très utile on peut l’imaginer dans ces contrées, s’appelle « fatherland ». Loin de la terre mère « motherearth »

Le caleçon avec lequel on arpente la lande, avec lequel on peut sortir acquérir de l’autonomie c’est la mère qui l’a tricoté.

Il protège du froid. Les enfants Islandais, (enquête faite), ont tous un affreux souvenir de ce vêtement qui leur piquait la peau.

Dans un pays où on est le fils ou la fille du prénom de son père (sans nom de famille) existe le pantalon du père tricoté par la mère. Comme un nom du père fabriqué par la mère. C’est encore une fois la mère qui donne sa place au père. Ce caleçon a un rôle protecteur, symbolique, il est reprisé soigneusement comme un objet précieux. Je n’oublie pas que son côté précieux vient aussi, certainement, de l’extrême pauvreté qui devait régner dans ces contrées perdues où il fait nuit pendant de longs mois.

Toute la dimension symbolique du nom du père conceptualisée par J Lacan se représente à ce moment pour moi par cette photographie.

Dans ce pays de voyageurs la plupart des hommes étaient pêcheurs partaient longtemps, il fallait pouvoir partir se séparer. La mère devait préparer ainsi ces longs voyages avec retours vers la terre mère mais aussi le pays, le pays du père.

Cette irruption de la photo qui m’a regardé a produit chez moi effraction comme condensation de tous les sujets qui m’occupent actuellement.

4) Le voyage

C’est une invitation au voyage, celui du photographe, avec la photographie qui nous en fait le récit. Ces lieus abandonnés, les objets intimes, le voyeurisme identitaire du photographe associé au notre comme regardant celui qui regarde.

Cette mise en abîme des récits des personnes des lieux c’est le travail d’effraction et de décalage de la pensée produit par la photographie.

Le fatherland c’est aussi pour moi la mise en perspective de la question du voyage. L’évocation du voyage des vikings les ancêtres des pêcheurs Islandais, eux aussi grands voyageurs.

Les voyages de Christopher Taylor photographe qui ne cesse d’arpenter la terre à la recherche de ses propres pensées. Christopher dit qu’il s’ennui en voyage, il défini son attrait pour la chine à partir des voyages qu’il faisait enfant en regardant les motifs chinois du papier peint de sa chambre.

Quel désir de voyage ? J’aime l’expression triviale d’aller voir ailleurs si on y est.

Pour Freud le voyage est décrit aussi comme irrépressible. « Pourquoi quittons nous ce lieu idéalement calme et riche en champignons ? » se demande Freud en parlant de sa maison de campagne. Il a déjà publié « l’interprétation des rêves » quand il se rend à Rome ville de toutes les inhibitions et de tous ses désirs. Rome est pour lui une terre immense comme l’inconscient, terre de ses fantasmes. Il s’y rend à plusieurs reprises en compagnie de sa belle sœur de son frère et de Sandor Ferenczi. » . + Dans « l’interprétation des rêves S Freud raconte que lors de son dernier voyage en Italie, un an auparavant, et alors qu’il passait devant le lac Trasimène, il avait dû rebrousser chemin à 80 km de Rome. Tel Hannibal, le héros favori de ses années de lycée, il s’était interdit d’accomplir son vœu le plus ardent atteindre Rome. En se remémorant son périple Freud se souvient d’un souvenir d’enfance. Un jour son père lui avait rappelé une anecdote ancienne pour lui prouver que le présent était meilleur que le passé. Autrefois dit son père Jacob « un chrétien avait jeté mon bonnet de fourrure dans la boue en criant « juif descend du trottoir ».S Freud avait demandé à son père quelle avait été sa réaction. Celui ci a répondu : » J’ai ramassé mon bonnet ».

A cette scène S Freud a opposé une autre plus conforme : celle historique, où Hamilcar fait jurer à son fils Hannibal qu’il le vengera des romains et défendra Carthage jusqu’à la mort.

Mythe fondateur de l’épopée psychanalytique ce récit relate la défaillance d’un père que le fils n’aura de cesse de réhabiliter en se donnant pour mission de revaloriser la fonction paternelle à travers l’identité juive culturelle mais non religieuse.

Rome fut d’abord pour S Freud un objet de haine qu’il fallait conquérir pour effacer l’humiliation du père. Rome est pour S Freud le symbole d’une revanche, un territoire archéologique qu’il compare aux profondeurs de l’inconscient.

S Freud adhère avec ferveur aux cultures classiques et se prend d’égyptomanie. Il rend visite de nombreuses fois au Moïse de Michel Ange auquel il s’identifie à la fin de sa vie. Moïse l’égyptien et le juif tout aussi bisexué que lui partagé entre la pulsion et la loi. Mais Moïse qui incarne le contrôle moral sur les instincts et ramène dans le droit chemin le peuple adorateur du veau d’or.

Freud n’a cessé de tirer profit de ses voyages et d’en faire des récits liés aux recherches menées sur l’inconscient.

Il justifie ses désirs de voyage par un dépassement d’une certaine pauvreté qu’il a connu mais aussi le désir de quitter la famille, ses conflits et son horizon étriqué, pour aller s’éprouver ailleurs dans la séparation et la liberté. Le désir de découvrir quelque chose de nouveau cacherait l’inceste à fuir dans le contexte familiale.

Dans « l’inquiétante étrangeté » quand dans une petite ville d’Italie il ne cesse de se perdre et de se retrouver dans le quartier des prostituées. Il évoque comment la levée du lien spatial entrainerait la levée de la limitation sexuelle.

On pourrait dire beaucoup de chose sur le lien étroit qu’entretient S Freud et avec lui la naissance de la psychanalyse avec les voyages. L’exemple d’un oubli « Signorelli » cité dans « psychopathologie de la vie quotidienne » se passe aussi dans le train. D’autres exemples nombreux dont il est l’acteur anonyme se produisent lors de ses voyages.

S Freud ramène des moissons d’idées nouvelles de ses voyages notamment le renoncement à la neurotica lorsqu’il découvre le fantasme et élabore le complexe d’Oedipe.

Les voyages découverts de S Freud sont autant possibilités de passage de la culture vers le désir d’émotions artistiques toujours renouvelées.

Le voyage comme mise en forme du désir et de la pensée avec l ‘émotion artistique au détours des chemins. La recherche de la représentation par l’art comme pour stabiliser sa pensée sur du vrai, c’est ce qu’a fait S Freud avec Moïse par exemple. Son évocation de la statue de Michael Ange est plus prégnante que le récit, la légende, et c’est à partir de la représentation qu’en a fait l’artiste que S Freud s’approprie la légende. C’est à partir de la statue de Moïse que S Freud symbolise son chemin parcouru d’homme seul avec la psychanalyse comme une mission à accomplir.

6) Une nouvelle fiction POURTOUR

Il m’a semblé comme une évidence de faire le lien entre les voyages de S Freud et le mouvement POURTOUR et ses coopérants comme nouvelle fiction. Réinventer la psychanalyse nécessite pour chacun d’entre nous un déplacement permanent psychique certes mais peut-être que comme S Freud l’a démontré le corps peut soutenir la démarche.

Dans un évitement du narcissisme éventuel lié aux effets d’association il s’agit de créer une fiction pour permettre de border un travail à plusieurs mais sans entraver la question du désir.

Les non-dupes-errent n’est-ce pas ? Errer comme errance erreur et voyage. Erreur itinéraire répétition. Il s’agissait d’éviter que le discours et la construction institutionnelle figent le travail de l’analyste. Il s’agit de déloger le sujet de ses composantes.

Il m’a semblé que l’effet de déplacement était particulièrement à l’œuvre lors de notre troisième réunion à Nantes, il s’est poursuivi ensuite à Paris, Reims et aujourd’hui à Montpellier.

J’ai particulièrement entendu, dans les différentes interventions de nos collègues, de l’inconscient à l’œuvre.

Changement de lieu, voyage, déplacement, hôtel nous permettent d’éprouver à chaque fois une longue démarche à la rencontre de lieu et de personnes sans cesse renouvelées. En effet chaque lieu s’illustre par la présence des initiateurs toujours présents mais aussi de leurs collègues locaux qui apportent un regard décalé sur l’association et le mouvement en marche. Je me sens à chaque fois suspendue dans le temps illimité de ma propre démarche analytique avec quelques autres sur le parcours.

Un patient passionné de marche m’a parlé d’un long GR de 2mois ½ qu’il souhaitait faire seul mais avec quelques amis qui pourraient l’accompagner sur la route juste quelques jours. POURTOUR pour moi c’est la même chose. Quelques autres viennent m’accompagner sur une portion de route, sur le chemin de ma démarche analytique. Nous l’avons d’ailleurs nommé comme mouvement POURTOUR.

Il y a deux types de voyage, le trajet et le transport. Certes nous sommes voués à un transport d’un point à un autre ( de Caen de Nantes ou de Paris à Montpellier pour aujourd’hui par exemple).

Au delà de ce transport ou chaque destination précise serait un terminus il me plait à penser que nous sommes d’avantage dans une déambulation sans destination finale dans laquelle la vie continue.

Quelque soit l’endroit le trajet reste en lien avec l’environnement singulier de chacun d’entre nous et nous mène toujours plus loin. Notre corps n’est pas porté strictement par la marche de nos jambes, mais nous traçons chacun notre propre chemin un trajet de vie tel un tissage et un maillage. Une topique du trajet qui peu nécessiter retours en arrière et déambulation sans anticipation.

Créer de la disjonction entre associatif et instituant en introduisant du décalage, de l’inachevé et de la surprise.

De la disjonction et du dis-cord par des trajets reconnus comme singuliers pour chacun d’entre nous.

La marche signe d’humanité comme l’a observé F Deligny avec les autistes en traçant ce qu’il a nommé des lignes d’erres leur trajets journaliers .F Deligny a dessiné minutieusement chaque jour le trajet des autistes sur des feuilles de papier calque. Janmarie un de ses pensionnaires dont il a beaucoup parlé est mort il y a peu d’un cancer en tricotant jour après jour pendant sa maladie une écharpe qui mesure actuellement environ 400m (visible il y a peu au Palais de Tokyo à Paris). Jean- Marie avec ses trajets et son tricotage comme autant de signes d’humanité.

Texture maillage me conviennent davantage comme métaphore de la relation psychanalytique que réseau.

Le trajet fluide comme promenade assemblage me semble plus propice au psychanalyste qu’un trajet en réseau bercé par l’illusion d’un terminus comme autant de finalités enfermantes.

Donner au travail collectif un parcours dynamique plutôt que thésaurisateur de sens.

Etre obligé d’inventer à chaque rencontre d’autres positions subjectives inédites soutenues par un réel différent propre à produire un minimum d’inadéquation de surprise de non savoir.

Il me semble que cette photo du fatherland est venu me chercher un matin à la faveur de la rencontre avec un artiste dont j’admire le talent depuis de longues années pour me parler de ma démarche analytique et de ma démarche avec quelques autres qui vient ponctuer mon voyage avec l’inconscient de quelques séquences de transmissions qui essaient de se sortir du discours et de la fixation dans une doxa.

D’un mot à l’autre, d’un espace à l’autre, vaincre les résistances dans un agencement collectif qui pourrait esquiver les points d’aveuglement.

Cette photo du « fatherland » dont je partage aujourd’hui l’intérêt avec quelques autres on peut la regarder aussi comme une défroque. Que vient-elle symboliser ? Défroque de quoi ? Je laisse imaginer à mes collègues de POURTOUR le sens de la pensée qui m’est venue après coup bien entendu…

BIBLIOGRAPHIE

DIDI-HUBERMAN George, Devant l’image, éditions de Minuit 2001 FREUD Sigmund, « Notre cœur tend vers le sud », Fayard 2002

INGOLD Tim, Une brève histoire des lignes, ED Zones sensibles, 2012

MASSON Céline, Fonction de l’image dans l’appareil psychique, ERES 2004

« Je parle avant qu’il ne soit trop tard »

Une séance d’instance clinique, autour du récit d’un soignant
en grande difficulté avec un patient, conduit au plus près des
mouvements transférentiels et du travail du superviseur.

Pierre se présente seul, en avance sur l’horaire. Je ne le sais pas encore, mais c’est lui qui prendra la parole en ouver ture de séance. D’habitude discret, il est arrivé dans ce groupe « d’instance clinique » en tant que stagiaire en formation, aujour d’hui il est diplômé. Ce travail clinique de supervision se déroule en trois parties : le récit, la reprise individuelle par chaque membre du groupe, puis une mise en commun associée au travail d’interpréta tion du superviseur.

LE CONTEXTE
Ce groupe accueille des soignants de deux unités de psychiatrie. Je l’anime depuis six mois, à raison d’une fois par mois. Nous commençons tout juste à faire connaissance et à acquérir ensemble un style de travail. Nous nous installons en rond sur des chaises dans une petite pièce qui nous est allouée, un peu à l’écart.
Pour chaque groupe de supervision, les contingences matérielles demandent des facultés d’adaptation qui ont une incidence sur le déroulement des séances. J’y réflé chis toujours en amont et parfois en cours de séance, en lien avec mes interpréta tions. La façon dont les participants arri vent, se saluent et s’installent est signi ficative de l’ambiance.
Ce jour-là, à part Pierre donc, les parti cipants nous rejoignent, un peu après l’heure prévue, certains me serrent la main, d’autres pas. Marine, très en retard, Lydia LEDIG, Psychanalyste, superviseur. arrive la dernière. Ce jour-là, elle mani festera des difficultés. Dans un coin, s’installe toujours la même personne, là où elle ne peut être vue par tout le monde. La séance, qui dure deux heures, peut commencer.

LE PRÉAMBULE
Georges prend la parole avant même le début de la séance. Il reproche à ce tra vail de ne pas être suffisamment axé sur le transfert : « C’est mieux qu’avant (les participants ont rejeté un autre intervenant qui ne leur convenait pas) mais il y a trop d’études de cas. » Lors d’une séance pré cédente, il nous avait pourtant annoncé qu’il ne parlerait pas, expliquant qu’il prenait trop la parole par ailleurs dans l’institu tion. Lorsque Georges s’exprime, il s’inves tit de manière pertinente et constructive mais glisse facilement sur des questions d’analyses institutionnelles.
Aujourd’hui, sa remarque est soutenue par d’autres participants. Je me justifie donc (peut-être à tort) sur la question du transfert. J’explique que je connais peu ce groupe, ce qui me rend prudente dans mes interprétations. Je ne souhaite désta biliser personne pour éviter les difficul tés vis-à-vis des collègues ou de l’insti tution. Sentant que mon interlocuteur m’y invite, je rebondis néanmoins sur ce qui m’est apporté pour avancer sur les ques tions transférentielles. Je n’oublie pas qu’en psychanalyse (dans le cadre d’une séance en cabinet) il n’y a de résistance que de l’analyste, mais ici c’est autre chose. La question posée est essentielle, car le repérage des places est nécessaire et différent d’une séance d’analyse. Mon employeur et l’institution qui le mandate ont chacun un rôle dans cette démarche.

DOSSIER SUPERVISION, RÉGULATION, ANALYSE DES PRATIQUES

LE CAS
Pierre prend la parole, seul. Comme prévu par le protocole, il n’est pas interrompu ni questionné. « J’ai des difficultés avec un résident, je ne peux plus le supporter, je ne pense pas être en souffrance mais je parle avant qu’il ne soit trop tard. » Il ajoute : « Je me soucie beaucoup, j’entends mon prénom tout le temps, même chez moi, je l’hallucine ». Puis, après un silence : « Je ne sais pas quoi dire de plus, c’est quel qu’un d’attachant, je l’apprécie. » Pierre ajoute encore après une pause : « C’est vio lent, il m’appelle, c’est trop fort avec les choses de mon histoire. J’essaie de mettre de la distance, je ne sais pas comment. Je voudrais l’accompagner le mieux possible sans être affecté. » En prononçant ces derniers mots, sa voix s’assombrit et devient inaudible, j’entends qu’il nomme le patient évoqué « le résident » ?

LE GROUPE
Un long silence suit. Dans le deuxième temps de cette séance d’instance cli nique, les participants sont invités à prendre la parole à tour de rôle.
Julie se lance : « Ça me touche… à quel point on est pris dans des difficultés… » Elle parle de projet de construction, fait référence à des questions institution nelles que je ne comprends pas et au diplôme de Pierre. Dans ses propos, on peut penser qu’il est mis hiérarchique ment en position inférieure.
Karim prend la parole : « Pierre s’est lancé, dit les endroits où il est en difficulté, c’est sain, soutenir nos pratiques n’est pas évi dent avec la hiérarchie. Les histoires per sonnelles viennent envahir notre engage ment. La hiérarchie doit soutenir les salariés. On doit travailler ça dans l’insti tution, l’adresse, l’écoute, le psycholo gique. La question de Pierre c’est comment se positionner, l’institution doit répondre. » Les échanges se poursuivent. J’entends que le résident dont il est question les appelle tous de la même manière, par leur prénom et avec insistance.
Jean-Pierre : « Je me suis vu lorsque tu as parlé. C’est bien que tu puisses en par ler. Le travail en équipe peut te faire moins souffrir. Tu dois te reprocher de mal faire ton travail, rien de pire que de se sentir bouffé par une situation, c’est nor mal. J’ai appris à répondre à une seule chose à la fois et accepter de ne pas pouvoir tout faire. Quand c’est trop vio lent, on ne peut pas tout faire. Il faut délé guer, je délègue. »
Julie : « On avait parlé de lui il y a long temps, j’étais en difficulté parce que ce patient ne m’appelait plus. »
Georges : « On est tous passé par là. Le fait qu’il me dise “bonjour” m’est devenu insupportable. Nous n’avons pas d’es pace pour comprendre. Nous avons besoin de nous soutenir. Je suis content que tu en aies parlé, il provoque du rejet. Si je suis encore là… pas envie d’accepter bon gré mal gré… »
Pendant les prises de parole, Marine (arrivée en retard) sort en pleurant. Je sus pends la séance et nous l’attendons. Au bout d’un moment, je sors voir si elle est dehors, mais il n’y a personne. Nous patientons. Enfin, Marine revient et s’ex cuse. Je lui dis que nous l’avons atten due. « Aucun lien avec ce qui se passe ici », précise-t-elle.

PREMIERS DÉCRYPTAGES
Oui, c’est bien que Pierre ait parlé, et alors ? Que viennent faire les analyses liées à l’institution ? J’ai entendu les dif ficultés partagées avec ce résident mais je ne les comprends pas vraiment. Je remarque l’angoisse exprimée par Julie et le « content que tu en parles » de Georges. Je note les difficultés de Pierre à s’expri mer, le fait que je ne me représente pas le résident qu’il évoque et surtout la ques tion de son éventuelle violence.
Pierre reprend la parole et développe son propos : « Ce résident parle beaucoup de violence vécue, il entend des voix et délire sur des questions de bagarres. Il me renvoie des choses. »
Puis Pierre parle de lui : « C’est un tour nant professionnel pour moi. Je viens d’avoir mon diplôme et un contrat à durée indéterminée. Cette histoire me ques tionne, j’ai besoin d’avancer. J’ai pris ren dez-vous ce matin pour commencer une psychanalyse. Je ne supporte pas de ne pas pouvoir accompagner au mieux les résidents. J’ai l’impression de stagner, de ne pas faire mon travail. J’ai trouvé ma place, j’ai compris que j’ai une relation transfé rentielle avec ce résident mais il faut que j’avance. Je suis mal de ne pas maîtriser et de ne pas avoir de réponse à tout. »
Georges : « C’est violent de rentrer en relation avec l’autre, ce qu’il raconte. J’ai moi-même cassé la tête à tout le monde, à un moment de ma vie. Soit je faisais un travail psychanalytique soit je me flin guais. On ne maîtrise pas nos émotions. » Julie : « Comme je n’étais pas là à plein temps c’est comme si, ce résident, je l’abandonnais à chaque fois, je partais tout le temps. »
Pierre : « La question de la bonne distance, je ne suis pas d’accord quand on dit que l’on n’est pas là pour les aimer. Pour moi c’est de la maltraitance. Quand il ne m’appelle plus, j’ai peur, je m’inquiète. Il a un versant dépressif. C’est vrai que j’ai du mal à parler. Pouvoir parler c’est comme faire des scoubidous. Le rési dent me dit: “Si j’avais eu un père comme toi”… C’est la question du filtre entre la vie personnelle et la vie professionnelle. » Karim répond : « Tu as présenté ton bébé aux résidents, tu es repéré comme père, c’est ta vie personnelle, ta fonction paternelle. » Pierre : « Quand il s’est fait hospitaliser il n’acceptait que moi dans sa chambre “tu me laisses tomber !” disait-il ».
Je lui rétorque : « Ben oui il est lourd »… Pierre : « Lorsqu’il parle de bagarres, de vols, rien ne fait loi pour lui, rien ne l’ar rête. » Il termine : « Ce résident nous adresse autre chose… il a eu une gastro, s’est frotté l’anus jusqu’au sang et m’a adressé un mouchoir en me disant : “Je saigne” ». Pierre se questionne : « Peut être ce patient a-t-il été abusé sexuelle ment ? »
Après ces évocations j’interviens pour demander de quel côté se situe cette maltraitance.
Karim : « C’est une relation fusionnelle, l’autre n’existe pas, avec ce résident c’est la question de la distance, de la sépa ration. Par exemple comment éviter qu’il squatte le bureau ? »
Je remarque : « Quand il n’est pas là, il est là quand même, on s’inquiète, il ne disparaît pas de la pensée. »
Jean-Pierre : « On ne peut pas le sauver, sa mère l’a jeté, sa famille n’appelle pas, il ne faut pas s’en vouloir, on est des êtres humains. »
Puis vient la question de la supervision évoquée comme un manque institution nel : « On ne peut exprimer pas son mal être, ça me manque ».
Pierre me murmure un merci au moment de sortir.

LA PLACE DU SUPERVISEUR
Le sujet supposé savoir (SSS) n’est pas for cément le superviseur, et cette place peut circuler et être prise par un autre membre du groupe. Mais c’est le superviseur qui porte les règles du dispositif. Au moment où Marine quitte la séance, c’est moi qui décide d’interrompre le travail du groupe pour lui donner toute sa place et garder la cohérence de l’ensemble. La place de superviseur peut être perçue comme exté rieure aux préoccupations quotidiennes des participants et en dehors de l’insti tution, mais la réalité est plus complexe. La commande institutionnelle (contrat, paie ment) fait que je peux être assimilée à l’institution elle-même. Comme le mon trent les propos précédant la séance, je suis là pour recueillir une parole reven dicative. Et si je ne suis pas salariée de l’institution, je me sens néanmoins par fois en capacité de décider ou de com prendre ses enjeux.
Dans ce même groupe, au cours d’autres séances, les participants m’ont demandé des apports théoriques. J’étais alors inves tie comme porteuse d’un savoir idéalisé. Or, il s’agit de se dérober au savoir comme à l’exhibition hystérique de l’observa tion. Cette place d’exception doit rester fondée et légitimée hors du groupe par le dispositif. On constate combien il est difficile de garder une posture stable, un cadre précis. Dans sa solitude et son inconfort, le superviseur s’autorise cette place, et comme le psychanalyste il ne se soutient que du désir qui l’anime. Il doit tenter de tenir une vacance porteuse de désir et de création individuelle plu tôt que de répondre à l’attente d’une parole censée dire ce que chacun doit faire.

LE TRANSFERT CIRCULE
La supervision est d’abord un dispositif de travail : une commande à un presta taire extérieur, un lieu, un groupe de per sonnes, un rendez-vous régulier… Puis on installe une fiction, avec ses règles et ses conséquences sur la question du trans fert, où le superviseur n’occupe pas for cément la place assignée.
Cette fiction en trois parties, décrite par Joseph Rouzel (1), (le récit, la reprise indi viduelle par chaque membre du groupe, puis la mise en commun associée au tra vail d’interprétation du superviseur) peut être assimilée à un praticable (2) qui permet des déplacements à partir d’éléments de la réalité. La règle du jeu n’est pas de produire du semblant mais d’opérer une mise en mouvement. Ce travail échappe au savoir et à l’illusion de vouloir palier au manque de chacun. L’intérêt de cette formule, en trois parties, oblige à s’en tendre et s’écouter.
Lors d’une supervision, la prise de parole est souvent précédée d’un silence plus ou moins long. C’est pourquoi, lorsque quel qu’un se lance, sa parole est investie d’une écoute particulièrement attentive. Le récit est d’abord délivré aux autres dans une quête de reconnaissance. Le groupe réagit comme tel, il est plutôt bienveillant et maternant.
Le transfert précède le récit : il a d’abord lieu, dans l’exemple rapporté précédem ment, entre Pierre et le résident. On remarque ici à quel point Pierre se lance à partir d’un impossible, d’un incommu nicable. Il hésite, son discours est haché. La vérité se dit en morceaux. Lors de la première écoute, certains points me sont obscurs. On entend la solitude de Pierre et son sentiment d’insuffisance qui l’in cite à faire appel à l’autre. Il se réfère à l’équipe et devient sujet dans l’institution. Il est frappant de noter que sa démarche suit de près son contrat en CDI. Il s’agit pour lui d’affronter ses difficultés, de se raconter, de prendre un risque personnel en affrontant le contrôle des autres.
Dans cet exemple, le transfert avec le rési dent psychotique est massif. Sa nature intense et insistante donne des repères intéressants sur la structure psychique du patient. L’appel par le prénom, la nomina tion de l’autre comme si l’intéressé avait besoin de s’appeler lui-même sans cesse. L’effet produit sur les salariés est cohé rent. Chacun a une façon différente de réagir, alors que pour sa part le patient adopte sensiblement la même attitude avec chaque soignant. Sauf avec Pierre qui semble avoir été entraîné plus loin. On remarque également l’absence de fonde ment historique de l’anamnèse de ce patient et de cette relation. Souvent, dans la psychose, les récits n’ont pas d’ins cription repérable dans le temps et la filiation. On entend également une confu sion chez Pierre, le porteur du récit, qui, dans un transfert, a « endossé » des hal lucinations (« j’entends mon prénom tout le temps, même chez moi, je l’hallu cine »).
Par ailleurs, dans la décision de Pierre de commencer une psychanalyse, on note une autre adresse, un ailleurs. « Soigner le soignant », comme disait François Tos quelles. Les salariés en thérapie à l’ex térieur de l’institution sont souvent ceux qui critiquent le plus mon rôle et avec les quels le transfert est le plus négatif. Le « bon psy » c’est l’autre… peut-être celui que l’on a choisi et que l’on paye plutôt que celui mandaté par l’institution.
Loin de résoudre des difficultés, la parole circule et produit des effets individuels. On entend bien comment chacun est pris dans la parole de Pierre. Entre Julie qui fait référence à des questions d’aban don et Jean-Pierre qui lui explique qu’il faut déléguer, il y a une mise en lumière, individuelle mais aussi une mise en mou vement. L’éclairage sur le rôle paternel de Pierre vient d’un collègue. Le trans fert circule. On se demande si, lorsque Pierre revendique le fait d’aimer les rési dents, il ne parle pas du transfert. Une forme d’amour bien décrite par Freud mais si difficile à saisir.
À partir d’une situation étanche et com plexe à formuler, Pierre a donc provo qué des fuites et tenté de redonner à chacun, y compris les absents évoqués (ici les résidents), sa place de sujet. Le dispositif du récit n’est pas anodin : c’est un parcours, un chemin qui se poursuit pour chacun sur sa route différente de celle de l’autre avec quelques espaces communs.

 

Résumé : L’auteur décrit une séance d’instance clinique en prenant appui sur le récit d’un soignant qui ne supporte plus un patient. Ce travail de supervision se déroule en trois parties : le récit, la reprise individuelle par chaque membre du groupe, puis une mise en commun associée au travail d’in terprétation du superviseur.
Mots-clés : Cadre psychanalytique – Cas clinique – Contre transfert – Distance thérapeutique – Équipe soignante – Hôpital psychiatrique – Parole – Pratique professionnelle – Rôle – Supervision – Transfert.

 

1– Joseph Rouzel, La supervision en travail social, Dunod, 2007 

2– Le praticable est un objet utilisé dans le spectacle, le plus souvent en bois, sur une structure en aluminium. Ces plateaux de formes rectangulaires montés sur pieds réglables, sont utilisés de toutes sortes de façons pour créer un lieu, une scène, différents niveaux (musiciens), ou tout simplement pour s’asseoir, ils sont le plus souvent peints en noir et les gros praticables sont montés sur roulettes.

LE VIRUS ET LA MOSQUEE A MANHATAN PAR LE « BERGER DE L’ILE » de N’GOR ou
DANS L’ATELIER, LA CREATION A L’OEUVRE

« Il traverse », comme on le dit sur l’ile, chaque matin. Droit comme un I, il chausse ses lunettes de soleil, son atelier l’attend en face du bateau.
Il salue ses sentinelles allongées sur le sable de la plage devant la porte de sa maison rouge, occupées à boire le thé. Ils sont nombreux devant la porte mais lui, contrairement à Joseph K du procès de KAFKA, n’attendra pas, il entre, il sait que ce lieu est fait pour lui, qu’il l’attend.
Nos rencontres quotidiennes ont lieu dans une ambiance, collective, mondiale, de coronavirus. Nous décidons de nous rencontrer chaque jour pour le plaisir de la conversation et de l’échange autour de sa peinture.
Le virus est là, sur les tableaux en cours et dans nos conversations. Les salutations du matin sont teintées des nouvelles franco/sénégalaises sur le virus. On peut remarquer que la mort est au cœur de nos conversations, en cours de séance.
C’est dans une joie tranquille et avec sympathie que je m’immerge volontiers dans ce travail en cours, à la découverte de ce peintre charmant « Berger de l’ile » comme il se nomme. Abdoulaye DIALLO partage volontiers les récits tirés de sa vie et de son cher Sénégal.
Le rôle de sa peinture toujours au cœur des préoccupations du peintre, aiguise
agréablement la curiosité de l’apprentie que je suis. Mais pardon ! Il se plait à dire qu’il n’est pas peintre…

LE MONOLOGUE DU VIRUS

Un tableau est en cours lorsque nous débutons nos rencontres.
Le titre : « Le monologue du virus ». Abdoulaye DIALLO précise bien que le titre est provisoire.

Comme toujours avec lui, nous est ôtée rapidement la prétention d’en saisir quelque chose de définitif.
Le virus corona est le sujet central de ce tableau.

L’artisan, affublé de ses genouillères qui lui donnent des allures de Robot, est à genoux.
Pas de pinceaux, c’est un peintre sans pinceaux. C’est avec des truelles qu’il officie. La toile est posée à terre et il tourne autour sans relâche. Il presse ses tubes de peinture acrylique, jette de l’encre. Il triture, recouvre et fait sécher de temps en temps au soleil, « pour en remettre une couche ». Il gratte sa toile, recouvre encore. C’est avec un plaisir non dissimulé que l’artiste manie à sa guise les matériaux. Il donne à ces matières tout le loisir de s’étaler et de s’exprimer en fonction de l’alchimie produite. C’est un travail d’émulsion. Du chaos en sort un effet que le peintre semble avoir attendu et maîtrisé. Les matières stabilisées semblent lui apporter une joie fébrile, d’enfant. Il parle, il élabore en même temps et prend plaisir à suivre le chemin qu’il s’accorde avec la matière.

« Je suis fou », « je fais des bêtises », « je fais n’importe quoi ! », « Je perds la tête » sont des phrases qu’il s’accorde régulièrement, comme un besoin de se justifier lorsqu’il recouvre une partie de sa toile qui semblait achevée.
C’est ce que l’on croit volontiers lorsqu’on l’observe, mais non ! Il recouvre tout en vous lançant, espiègle, qu’il ne fait que des bêtises. Mais sécher, gratter, donne des résultats. Sa folie ne serait-elle qu’une feinte ? Elle finit par prendre sens.
Comme parfois il peut le laisser croire lorsqu’il jette le contenu de ses tubes de peinture sur sa toile, Abdoulaye DIALLO n’est pas Jackson POLLOCK. Il utilise parfois scotch et craies grasses de couleur pour tracer des lignes, structurer son tableau. Il prend un temps infini et méticuleux dans certains détails.

J’oubliais l’éponge, il efface, frotte, humidifie. L’éponge objet paradoxal par excellence, retient, nettoie, abrite. Objet du propre et du non propre c’est un outil inattendu, mais qui sans aucun doute lui convient.

Il offre une danse interminable, énigmatique pour la spectatrice que je suis.
Les effets apparaissent puis disparaissent dans un ballet dont il semble suivre la
chorégraphie.

LE CHEMIN SE FAIT EN MARCHANT

Assister à l’œuvre en cours me laisse entrevoir le processus, la manière d’élaborer du peintre. Je m’emploie à essayer de lire sa démarche comme une écriture. Il dévoile volontiers son parcours : le rêve. C’est plutôt le matin lorsqu’il est sous la douche que les images et les idées lui viennent. Pas encore bien réveillé il voit ce qu’il va faire sur son tableau, comme une révélation. J’évoque la question de l’inconscient à plusieurs reprises, mais non ; nos échanges aboutissent plutôt au concept de révélation, comme le dévoilement d’une vérité. Parfois ce type d’échanges peut nous conduire au concept de prémonition. Des idées, des images lui arrivent et il les met en forme sur sa toile. C’est comme si, pour lui, la poésie d’une rêverie sous la douche avait besoin d’être symbolisée
sur sa toile. Cette démarche est vite suivie d’une enveloppe de savoir rationnel.

Ce jour là, ce qui anime notre dialogue c’est l’idée du jour et de la nuit qui, comme dans son tableau en cours, se côtoient dans le tableau de René MAGRITTE « La nuit le jour ». La référence à ce surréaliste belge plait beaucoup à l’artiste, tout à la joie d’être devenu sans le savoir un successeur de René MAGRITTE. « J’exprime ce que d’autres ont pensé avant moi » dit-il.

La présence du jour et de la nuit sur la même toile évoque deux réalités inconciliables paradoxales. La normalité d’une existence se trouve libérée du réel, telle est la magie de la création. Comme dans un rêve, les effets de condensation du réel se trouvent ainsi symbolisés par le travail de l’artiste dans une représentation toute empreinte de poésie.

La représentation inconsciente ne peut trouver meilleures illustrations.
Les surréalistes comme René MAGRITTE cultivaient le mystère, plutôt que de s’identifier à des idées. Ils préféraient fuir le champ de l’esthétique pour s’adonner à ce que le peintre belge citait comme « Le champ innommable du désir ».

Abdoulaye DIALLO passe du rêve au tableau dans un glissement digne des surréalistes. Il commente son acte : « Ma voix ne porte pas comme celle d’un imam plus avisé que moi, alors je peints »

C’est ici que contrairement aux peintres surréalistes aux prises avec leurs monologues intérieurs, leurs pensées intimes sans organisations logiques, Abdoulaye DIALLO m’embarque dans sa singularité.

LA PEINTURE/ LE DISCOURS

Abdoulaye DIALLO parle, discourt, explique, élabore avec les mots.
L’Identité inconsciente de l’artiste surréaliste qui cultivait le mystère de l’œuvre, et bien non ! C’est pas lui ! On a perdu parce qu’il parle et il y tient !

Le discours doit accompagner son œuvre.
Occupée à l’écouter, je dois me débrouiller entre un imam, le Coran, Darwin et les surréalistes. Abdoulaye DIALLO est un mélange ou alors rien de tout ça, il est juste lui même fait de toutes ces identifications.
Comme si la poésie d’une rêverie sous la douche symbolisée sur une toile avait besoin d’une autre symbolique, les mots. Le discours ferme la boîte de Pandore du rêve chère aux surréalistes.
Chaque fin de journée, après l’atelier, le peintre rentre chez lui. Il compulse les livres et le net pour chercher à donner un sens scientifique rationnel à son propos. Les textes religieux ont également leur part. Ces recherches ont pour objectif de donner un sens à son travail. Il souhaite être crédible, incollable sur le sujet qui l’occupe.
Lors de nos rencontres c’est le coronas virus, notre finitude, et d’autres curiosités… La formule des médicaments préconisés contre le corona virus, par le professeur RAOULT figure sur sa troisième toile :

Le mystère de sa peinture, Abdoulaye DIALLO cherche à le maîtriser. Les spectateurs de sa toile auront intérêt à entendre les explications du peintre pour savoir que c’est la formule de la chloroquine qu’il a inscrite sur sa toile. Très attaché à l’écriture, lorsqu’elle figure sur son tableau, Abdoulaye DIALLO aime à ce qu’elle soit un minimum effacée. En conséquence, il est le seul à en maîtriser la lecture exacte.

Ces trois toiles sur le virus nous parlent du biologique associé à la religion ; de la mort et de la vie. Enfin c’est ce que j’en ai compris au moment où je rédige ces lignes.

Il est vraisemblable que si j’ai l’air d’avoir compris ce qu’il veut illustrer sur sa toile, la toile ou son sens changent.

C’est sa peinture à Abdoulaye DIALLO, et nul autre que lui ne peut avoir la prétention d’en délivrer le message.

«Je joue au sachant» dit-il, son discours aussi est un jeu ! Ou un Je ?
L’œuvre d’art est un vecteur qui noue l’artiste à l’autre. Cette reconnaissance se fait souvent hors processus de normalisation. C’est le triomphe de l’impression, on peut dire que la clarté de l’œuvre peut venir de sa part obscure. A partir de Sigmund FREUD, Jacques LACAN dit d’une œuvre d’art : « On en prend de la graine ». Le processus de germination se met à l’œuvre, on est souvent hors du souci d’en apprendre quelque chose.
Je ne peux m’empêcher de penser à DESCARTES et son cogito «Je pense donc je suis». Pour le psychanalyste ce n’est qu’une fiction psychologisante. La science travaille à l’effacement du sujet. Abdoulaye DIALLO, par sa perpétuelle recherche de sens, rationnalise, efface ce qui pourrait surgir de lui dans sa peinture. Où est l’homme derrière le peintre ? Jacques LACAN a ouvert la porte par son «Je pense où je ne suis pas, je suis là où je ne pense pas». Il permet une béance subjective, le mystère du sujet, ce que l’art nous révèle le plus souvent. C’est ce à quoi notre peintre paraît vouloir échapper.
Il me semble qu’Abdoulaye DIALLO ne cesse de jouer avec les concepts suivants : «ce que tu crois que je suis, je ne le suis pas » ou au choix «ce que vous voyez, ce n’est pas ça».

QUI EST ABDOULAYE DIALLO ?

Allons voir du côté de sa signature. «C’est pas moi » dit-il lorsque je lui pose la question. «Je signe DIALLO avec un seul L. Je n’en mets pas deux car je n’ai pas la prétention de voler».
Pourtant le nom de son père ? Il en parle du père et même des pères. Il ne cesse d’y faire référence.
Abdoulaye DIALLO a de nombreux aînés qu’il a choisis comme maîtres à penser, comme références. Des pères qu’il respecte et vénère, chacun dans sa spécificité. L’un plutôt du côté de la religion, l’autre plutôt Franc-maçon. Son souci de loyauté vis à vis de son père biologique est constant. Des rencontres marquantes dont il a su saisir l’opportunité. De l’éclectisme de ses rencontres et de ses références paternelles naissent sans doute les paradoxes qu’il tente d’articuler sans cesse. De ces références diverses nait sans doute le souci d’une cohérence vis à vis de lui même et de son public.

Il connaît dans sa jeunesse la France et son choc culturel. Il y fait des études et aussi des petits boulots. Il n’est pas sans relater le sentiment de trahison vis à vis de sa famille inhérent à son départ à l’étranger. Changer de pays, de culture, même pour les plus nobles raisons, n’est jamais sans difficultés pour celui qui quitte son pays. Un sentiment de culpabilité plus ou moins encombrant résulte de ces voyages.

Pour Abdoulaye DIALLO en particulier les circonstances de la mort de son père lui ont laissé un sentiment toujours présent d’avoir abandonné les siens. L’émancipation, même mesurée, vis à vis de la tradition ne se fait pas sans douleur.

C’est la science qu’il choisit, il devient ingénieur. Son métier c’est dans les télécom : la communication, la liaison, le fil entre les gens…

Puis la politique aussi. On retrouve cette dernière dans les sujets de ses tableaux, ses thèmes ont souvent pour objet une vision collective pour l’avenir de son pays le Sénégal. En témoigne son exposition intitulée «Quelle humanité pour demain » (2018). Il éprouve « un besoin de raisonner une œuvre de manière globale ». dit-il.

Au milieu de ce riche parcours j’ai retenu la permanence du livre, véhicule du savoir. Même le dictionnaire des médicaments VIDAL a eu une importance fondamentale dans sa vie. Il faut qu’il sache, qu’il étudie, qu’il apprenne, on pourrait entendre que pour lui il peut s’agir d’une question de vie ou de mort.

Lorsqu’Abdoulaye DIALLO se retire de la vie professionnelle, il ne peut lâcher ce savoir qui le légitime, même dans sa peinture. Sa démarche de peintre ressemble à une quête de lui même ? Peut-être. «C’est un jeu» dit-il souvent. Un jeu de cache cache avec le Je ?

Se composer un personnage pour mieux se cacher lui même. Le secret, l’énigme c’est lui. C’est en tout cas la place à laquelle je me suis sentie assignée, seule devant l’énigme, « circulez y a rien à voir ».

QUELLE OEUVRE ?

Abdoulaye DIALLO est un créateur qui s’adresse à l’autre, aux autres. Il est animé de pulsions vitales qui donnent vie aux matières qu’il utilise. La désinvolture exhibitionniste de l’artiste, inavouable, existe chez lui mais elle est recouverte.

Il évoque parfois les radiographies d’œuvres célèbres qui nous ont livré le cheminement de l’artiste dans son travail.

Avec Abdoulaye DIALLO le réel de l’artiste chemine vers les mots. Il crée des mythes contemporains, qui se mettent à exister et apparaissent au fur et à mesure des différentes couches de peinture qu’il superpose. Les mots accompagnent ensuite sa figuration.

Il fabrique avec son discours et ses interprétations des histoires destinées au public. Il sociabilise le sujet de sa peinture.

Le symptôme de l’artiste, sa reconnaissance hors norme, fait l’objet d’une transformation du sujet de sa toile en histoire destinée au plus grand nombre.

Pas de jeu de funambule entre semblant et vérité. Le discours de l’artiste débouche sur une reconnaissance, l’œuvre ne reste pas marginale, hors champ.

Inscrites dans l’époque, les toiles d’Abdoulaye DIALLO échappent au mystère pour devenir des représentations de mythes modernes, de véritables objets de musée. Abdoulaye DIALLO n’est pas un « suicidé de la société » comme VAN GOGH mais il aime à sociabiliser son travail et lui donne une légitimation par son discours.

Pour preuve, il aime accueillir les visiteurs dans sa galerie et donner avec chaleur les mots sur sa peinture. De la même façon qu’il a des difficultés à terminer une toile s’il n’en commence pas une autre, Abdoulaye DIALLO a des difficultés à se séparer de ses tableaux.

Ses peintures, monumentales pour certaines ne sont accessibles que pour les grands musées ou les salons officiels. A t-il vraiment envie de se séparer de ses toiles ? On peut se le demander. Qui parlera de ses toiles s’il n’est plus là ? Cette question qu’il a déjà exprimée semble être pour lui une préoccupation véritable.

Chaque fin d’après-midi le peintre quitte son atelier et l’île. Il s’adonne à ses recherches et informe les réseaux sociaux des avancées de son tableau. Il semble tester ainsi les effets de son travail de peinture sur son public d’admirateurs.

Abdoulaye DIALLO prouve ainsi son attachement à son contexte et aux avancées de la technologie.

Disons que nous avons su tirer parti l’un et l’autre de la solitude et de la proximité du confinement dû au virus, pour nous rencontrer.

Qu’ai-je perçu d’Abdoulaye DIALLO et de sa peinture ? Ses postures émanent-elles de sa structure psychique, de sa culture ? Des deux comme pour chacun d’entre nous, ma référence aux peintres surréalistes est-elle judicieuse ? Il me semble qu’elle n’a de valeur que pour moi.

La simplicité et l’honnêteté de cet échange m’ont permis de cheminer avec l’artiste. Bien des aspects de nos discussions demeurent pour moi obscurs, et tant mieux. Peut-être avons-nous encore des choses à nous dire…

Dakar, avril 2020
Lydia LEDIG