Le « father land » la question du voyage et la transmission de la psychanalyse

La photographie du «father land » rejoint la liste des photos qui sont pour moi, chacune, une question posée. Elles sont quelques unes, repérables dans mon souvenir qui soudain m’ont happées, un peu à la manière d’un mot ou d’un signifiant au sortir d’une séance d’analyse.

La photo surgie, insiste parfois, puis devient comme une évidence et un abîme. Toute ma pensée du moment s’y engouffre et devient ainsi représentable dans un condensé dont les clefs me sont propres. Ma passion pour la photographie s’est avéré jalonner de manière significative ma démarche psychanalytique. Comme un arrêt sur un chemin de croix chacune de ces photos ont été pour moi une étape de représentation de ma pensée. La figure marque un temps une pause. Une condensation de toutes les pensées à un moment précis. On pourrait faire le lien avec ce que Freud nomme la condensation dans un rêve. Plusieurs personnes peuvent être représentées par un seul personnage dans un rêve.

La photographie incarne une figuration dans la contrainte. La figuration est forcée, paradoxalement elle résume et creuse une représentation.

La figuration détourne par la représentation une communicabilité qui déjoue tout le reste. La théorie psychanalytique et l’écriture ne se sont jamais trouvées, pour moi, à la même place.

Par la photographie, ce qu’elle représente, le discours devient visible et dense. Le processus infini, du détour que la photographie engendre, devient terriblement efficace. Le déplacement dans le domaine de ce qu’on peu appeler l’esthétique, accomplit pour moi des prodiges de la pensée. La présence forte du manque, du négatif et de l’absence devient un jeu porteur de discours. La photographie, contrairement à l’idée reçue qui la porte, déjoue la logique et vient nous faire la démonstration de ses failles. L’objet est réinventé dans une représentation qui finalement nous donne à voir sans savoir. L’apparence de clôture symbolique nous apporte son contraire, une vision infinie. L’objet visuel, la figurabilité ne rend pas cette vision pour autant lisible.

Hors de tout académisme décrit dans l’histoire de l’art, la photo, plus que d’autres médiums d’expressions artistiques, vient me tendre un fil. L’extrémité d’une pelote de laine que l’on tire et le fil se déroule. Ce fil, avant de repartir vers une destination inconnue, que j’imagine infinie, vient me donner à vivre un moment, un « tricotage ». Un morceau du pull over de laine s’est tricoté à ce moment et prend une place au milieu des autres, ceci pour élaborer un vêtement dont je ne verrai jamais la fin. Il y a un moment une figuration d’un monde souterrain déchiffrable a minima par moi et dont je ne verrai jamais la totalité.

Le temps illimité de la psychanalyse se trouve ainsi bordé un moment, même si les visés et la fin se trouvent perdus.

1) Figurabilité/figuration

Comme pour la peinture ou la sculpture cette figurabilité soudaine qui s’impose, à peine lisible, a peut-être un équivalent dans une écriture qui nous échappe. Quand soudain, ailleurs, une part de nous même se trouve représentée. Comme l’énoncé peut supposer l’énonciation, la figurabilité suppose la figuration. Comment prendre la mesure de cette effraction qui nous vient d’un monde souterrain, inconnu ? La dissimulation de la structure produit cet événement, cette lumière, on peu même dire cet éclat. Un éventuel chaos psychique s’incarne soudain dans la figurabilité. C’est un message, mais sans code.

L’œuvre d’art comme une rencontre avec soi même comme un miroir. Une présence qui devient consciente.

Parfois sa présence inconsciente peu soudain apparaître de manière différée.

Je ne résiste pas au plaisir de vous raconter une histoire d’image arrivée à un collègue. Il offre une reproduction de tableau à sa femme, il la choisit, la fait encadrer, fait faire un paquet cadeau. Au moment où sa femme ouvre le paquet cadeau il découvre qu’il avait choisi à son insu une copie du tableau qui figurait dans la salle d’attende de son psychanalyste qu’il avait fréquenté de nombreuses années.

Le tableau l’avait regardé il l’avait vu mais ne l’avait pas laissé faire effraction, la rencontre a eu lieu plus tard, à son insu.

Ces photographies viennent faire effraction, accident en dehors de toute théorie, elles viennent faire signe à l’affect. La photographie. Viens me chercher.

George Didi Hubermann parle de pan dans l’œuvre comme un détail qui vient faire intrusion nous surprend par son caractère inattendu. Le pan interrompt la continuité. On pense au « petit pan de mur jaune « de Vermeer. Un paysage de la ville de Delft par Vermeer si joliment décrit par Marcel Proust. Ce petit pan de mur vient faire effraction et donne toute la dimension poétique au tableau. Il y a énigme accident dans la continuité.

Le mot pan c’est un mot de la structure (pan de mur) mais c’est aussi un mot de la déchirure (le lambeau). Le sens fait énigme il y a pourtant rupture. Il y a intrusion dans la vision d’ensemble du médium peinture.

Il me semble que le lien que je fais entre ce que je tente de décrire de la place de la photographie et de ce fameux petit pan de mur jaune c’est cette représentation qui nous regarde et nous touche.

Il y a effraction dans l’œuvre qui produit un effet signifiant.

La photographie nous dit quelque chose du temps qu’elle à saisi mais nous dit aussi que ce temps est passé.

L’image vient nous représenter « ça a été ».

2) La photographie Pourquoi la photographie ? Quel médium ? La matière ?

La question se pose d’autant plus actuellement avec la présence presque exclusive de la photographie numérique. Je vais oser paraître ringarde et vous parler de l’argentique.

Le photographe avec son appareil argentique est davantage un promeneur. Il a souvent un appareil photo moins discret que l’argentique, et prend le temps de la pose. Il regarde. Pas sûr qu’avec le numérique on regarde toujours. La manière d’aborder le viseur est d’ailleurs totalement différente. Physiquement avec l’argentique le corps est davantage mobilisé.

Puis après vient le développement. Toute une phase vécue entre le négatif et le positif. Ces 2 mots prononcés me fascinent, je trouve cette opération magique. Combien de fois au cours de périodes scabreuses de mon analyse n’y ai-je pas pensé ? Passer du négatif au positif…

Le laboratoire l’ambiance du labo. La lumière rouge, les odeurs des produits, l’eau, la tension du résultat au cours duquel la gestion de la lumière devient une angoisse.

Les labos improvisés dans les salles de bains les caves, le récit du photographe Yves Lerêche de développements la nuit en Roumanie entre 2 roulottes avec les gitans. Il y a un film où on voit Joël- Peter Witkin Laver le papier photo très grand format avec un jet d’eau. Développer un négatif peut-être : rouler un grand format dans une gouttière ou faire surgir les mannequins nus de Helmut Newton de 3m / 2 de d’un bac. J’ai assisté à cette cérémonie chez un célèbre et désormais unique tireur parisien.

C’est de la matière, presque invisible, qui émerge du geste de l’artisan, particulièrement précis et méticuleux. L’erreur produit des effets souvent vécus comme ratés ou maintes fois exploités comme accidents producteurs de poésie.

La photographie argentique, n’arrive pas comme ça devant vous, elle a fait du chemin.

3) Alors « le father land ? » J’y viens.

Cette photo m’est arrivée après le long récit de mon ami Christopher Taylor photographe et voyageur. Il voyage souvent à Pied, en Inde en Chine et en Islande. Il sort des cartes me raconte des récits de personnes âgées ou disparues qui ont vécu au nord de l’Islande. Il a décidé de parcourir les lieux des récits de vie, afin d’en repérer des traces et de retrouver des chemins à jamais disparus. A pied ou en vélo vers le cercle polaire il arpente ces paysages grandioses et déserts. Ne lui demandez pas pourquoi il ne sait jamais et en plus il dit volontiers qu’il s’y ennuie.

Il prend des photos des paysages. A ma grande surprise il retrouve des traces des lieus d’habitations décrits dans les récits qu’il a lus ou entendus. Le climat dans ces contrées détruit volontiers toute trace de vie. Les maisons abandonnées disparaissent rapidement.

Christopher Taylor me montre des photos de bord de mer qui curieusement pour moi se ressemblent beaucoup mais il me les situe à chaque fois précisément sur la carte.

Puis au milieu surgit une photo prise dans une maison abandonnée d’un petit caleçon de laine. Ce pantalon tricoté puis reprisé m’émeut.

Il a été laissé comme la robe de l’amante posée sur le lit. Comme délicatement posé. La reprise qui me vient souvent comme métaphore de la psychanalyse se trouve là illustrée dans une grande complexité une grande sophistication. Il y a visiblement des fils de plusieurs qualités plusieurs couleurs cousues à des périodes différentes. Quelle constance ?

Acharnement ? Amour ? Volonté ? On ne sait pas à quel mot se vouer. Que d’affects se bousculent et me viennent encore à l’esprit. Des récits de vie, de psychose, de traumas reprisés se trouvent soudain représentés dans ce caleçon dérisoire mis en abîme par la poésie de ce merveilleux noir et blanc argentique.

Une poésie figure, mise en scène par ce photographe, qui prend toujours « un air de ne pas y toucher »

Il est opportun pour moi de vous montrer cette photographie au moment où elle m’a atteinte au moment ou elle condense les sujets qui me traversent actuellement.

Puis m’arrive le mot «fatherland » quoi ? Christopher répète : « father land ». Alors là ça n’est pas possible, comment cette image du pays du père m’est arrivée ce jour là ? Le caleçon tricoté par les mères Islandaises, très utile on peut l’imaginer dans ces contrées, s’appelle « fatherland ». Loin de la terre mère « motherearth »

Le caleçon avec lequel on arpente la lande, avec lequel on peut sortir acquérir de l’autonomie c’est la mère qui l’a tricoté.

Il protège du froid. Les enfants Islandais, (enquête faite), ont tous un affreux souvenir de ce vêtement qui leur piquait la peau.

Dans un pays où on est le fils ou la fille du prénom de son père (sans nom de famille) existe le pantalon du père tricoté par la mère. Comme un nom du père fabriqué par la mère. C’est encore une fois la mère qui donne sa place au père. Ce caleçon a un rôle protecteur, symbolique, il est reprisé soigneusement comme un objet précieux. Je n’oublie pas que son côté précieux vient aussi, certainement, de l’extrême pauvreté qui devait régner dans ces contrées perdues où il fait nuit pendant de longs mois.

Toute la dimension symbolique du nom du père conceptualisée par J Lacan se représente à ce moment pour moi par cette photographie.

Dans ce pays de voyageurs la plupart des hommes étaient pêcheurs partaient longtemps, il fallait pouvoir partir se séparer. La mère devait préparer ainsi ces longs voyages avec retours vers la terre mère mais aussi le pays, le pays du père.

Cette irruption de la photo qui m’a regardé a produit chez moi effraction comme condensation de tous les sujets qui m’occupent actuellement.

4) Le voyage

C’est une invitation au voyage, celui du photographe, avec la photographie qui nous en fait le récit. Ces lieus abandonnés, les objets intimes, le voyeurisme identitaire du photographe associé au notre comme regardant celui qui regarde.

Cette mise en abîme des récits des personnes des lieux c’est le travail d’effraction et de décalage de la pensée produit par la photographie.

Le fatherland c’est aussi pour moi la mise en perspective de la question du voyage. L’évocation du voyage des vikings les ancêtres des pêcheurs Islandais, eux aussi grands voyageurs.

Les voyages de Christopher Taylor photographe qui ne cesse d’arpenter la terre à la recherche de ses propres pensées. Christopher dit qu’il s’ennui en voyage, il défini son attrait pour la chine à partir des voyages qu’il faisait enfant en regardant les motifs chinois du papier peint de sa chambre.

Quel désir de voyage ? J’aime l’expression triviale d’aller voir ailleurs si on y est.

Pour Freud le voyage est décrit aussi comme irrépressible. « Pourquoi quittons nous ce lieu idéalement calme et riche en champignons ? » se demande Freud en parlant de sa maison de campagne. Il a déjà publié « l’interprétation des rêves » quand il se rend à Rome ville de toutes les inhibitions et de tous ses désirs. Rome est pour lui une terre immense comme l’inconscient, terre de ses fantasmes. Il s’y rend à plusieurs reprises en compagnie de sa belle sœur de son frère et de Sandor Ferenczi. » . + Dans « l’interprétation des rêves S Freud raconte que lors de son dernier voyage en Italie, un an auparavant, et alors qu’il passait devant le lac Trasimène, il avait dû rebrousser chemin à 80 km de Rome. Tel Hannibal, le héros favori de ses années de lycée, il s’était interdit d’accomplir son vœu le plus ardent atteindre Rome. En se remémorant son périple Freud se souvient d’un souvenir d’enfance. Un jour son père lui avait rappelé une anecdote ancienne pour lui prouver que le présent était meilleur que le passé. Autrefois dit son père Jacob « un chrétien avait jeté mon bonnet de fourrure dans la boue en criant « juif descend du trottoir ».S Freud avait demandé à son père quelle avait été sa réaction. Celui ci a répondu : » J’ai ramassé mon bonnet ».

A cette scène S Freud a opposé une autre plus conforme : celle historique, où Hamilcar fait jurer à son fils Hannibal qu’il le vengera des romains et défendra Carthage jusqu’à la mort.

Mythe fondateur de l’épopée psychanalytique ce récit relate la défaillance d’un père que le fils n’aura de cesse de réhabiliter en se donnant pour mission de revaloriser la fonction paternelle à travers l’identité juive culturelle mais non religieuse.

Rome fut d’abord pour S Freud un objet de haine qu’il fallait conquérir pour effacer l’humiliation du père. Rome est pour S Freud le symbole d’une revanche, un territoire archéologique qu’il compare aux profondeurs de l’inconscient.

S Freud adhère avec ferveur aux cultures classiques et se prend d’égyptomanie. Il rend visite de nombreuses fois au Moïse de Michel Ange auquel il s’identifie à la fin de sa vie. Moïse l’égyptien et le juif tout aussi bisexué que lui partagé entre la pulsion et la loi. Mais Moïse qui incarne le contrôle moral sur les instincts et ramène dans le droit chemin le peuple adorateur du veau d’or.

Freud n’a cessé de tirer profit de ses voyages et d’en faire des récits liés aux recherches menées sur l’inconscient.

Il justifie ses désirs de voyage par un dépassement d’une certaine pauvreté qu’il a connu mais aussi le désir de quitter la famille, ses conflits et son horizon étriqué, pour aller s’éprouver ailleurs dans la séparation et la liberté. Le désir de découvrir quelque chose de nouveau cacherait l’inceste à fuir dans le contexte familiale.

Dans « l’inquiétante étrangeté » quand dans une petite ville d’Italie il ne cesse de se perdre et de se retrouver dans le quartier des prostituées. Il évoque comment la levée du lien spatial entrainerait la levée de la limitation sexuelle.

On pourrait dire beaucoup de chose sur le lien étroit qu’entretient S Freud et avec lui la naissance de la psychanalyse avec les voyages. L’exemple d’un oubli « Signorelli » cité dans « psychopathologie de la vie quotidienne » se passe aussi dans le train. D’autres exemples nombreux dont il est l’acteur anonyme se produisent lors de ses voyages.

S Freud ramène des moissons d’idées nouvelles de ses voyages notamment le renoncement à la neurotica lorsqu’il découvre le fantasme et élabore le complexe d’Oedipe.

Les voyages découverts de S Freud sont autant possibilités de passage de la culture vers le désir d’émotions artistiques toujours renouvelées.

Le voyage comme mise en forme du désir et de la pensée avec l ‘émotion artistique au détours des chemins. La recherche de la représentation par l’art comme pour stabiliser sa pensée sur du vrai, c’est ce qu’a fait S Freud avec Moïse par exemple. Son évocation de la statue de Michael Ange est plus prégnante que le récit, la légende, et c’est à partir de la représentation qu’en a fait l’artiste que S Freud s’approprie la légende. C’est à partir de la statue de Moïse que S Freud symbolise son chemin parcouru d’homme seul avec la psychanalyse comme une mission à accomplir.

6) Une nouvelle fiction POURTOUR

Il m’a semblé comme une évidence de faire le lien entre les voyages de S Freud et le mouvement POURTOUR et ses coopérants comme nouvelle fiction. Réinventer la psychanalyse nécessite pour chacun d’entre nous un déplacement permanent psychique certes mais peut-être que comme S Freud l’a démontré le corps peut soutenir la démarche.

Dans un évitement du narcissisme éventuel lié aux effets d’association il s’agit de créer une fiction pour permettre de border un travail à plusieurs mais sans entraver la question du désir.

Les non-dupes-errent n’est-ce pas ? Errer comme errance erreur et voyage. Erreur itinéraire répétition. Il s’agissait d’éviter que le discours et la construction institutionnelle figent le travail de l’analyste. Il s’agit de déloger le sujet de ses composantes.

Il m’a semblé que l’effet de déplacement était particulièrement à l’œuvre lors de notre troisième réunion à Nantes, il s’est poursuivi ensuite à Paris, Reims et aujourd’hui à Montpellier.

J’ai particulièrement entendu, dans les différentes interventions de nos collègues, de l’inconscient à l’œuvre.

Changement de lieu, voyage, déplacement, hôtel nous permettent d’éprouver à chaque fois une longue démarche à la rencontre de lieu et de personnes sans cesse renouvelées. En effet chaque lieu s’illustre par la présence des initiateurs toujours présents mais aussi de leurs collègues locaux qui apportent un regard décalé sur l’association et le mouvement en marche. Je me sens à chaque fois suspendue dans le temps illimité de ma propre démarche analytique avec quelques autres sur le parcours.

Un patient passionné de marche m’a parlé d’un long GR de 2mois ½ qu’il souhaitait faire seul mais avec quelques amis qui pourraient l’accompagner sur la route juste quelques jours. POURTOUR pour moi c’est la même chose. Quelques autres viennent m’accompagner sur une portion de route, sur le chemin de ma démarche analytique. Nous l’avons d’ailleurs nommé comme mouvement POURTOUR.

Il y a deux types de voyage, le trajet et le transport. Certes nous sommes voués à un transport d’un point à un autre ( de Caen de Nantes ou de Paris à Montpellier pour aujourd’hui par exemple).

Au delà de ce transport ou chaque destination précise serait un terminus il me plait à penser que nous sommes d’avantage dans une déambulation sans destination finale dans laquelle la vie continue.

Quelque soit l’endroit le trajet reste en lien avec l’environnement singulier de chacun d’entre nous et nous mène toujours plus loin. Notre corps n’est pas porté strictement par la marche de nos jambes, mais nous traçons chacun notre propre chemin un trajet de vie tel un tissage et un maillage. Une topique du trajet qui peu nécessiter retours en arrière et déambulation sans anticipation.

Créer de la disjonction entre associatif et instituant en introduisant du décalage, de l’inachevé et de la surprise.

De la disjonction et du dis-cord par des trajets reconnus comme singuliers pour chacun d’entre nous.

La marche signe d’humanité comme l’a observé F Deligny avec les autistes en traçant ce qu’il a nommé des lignes d’erres leur trajets journaliers .F Deligny a dessiné minutieusement chaque jour le trajet des autistes sur des feuilles de papier calque. Janmarie un de ses pensionnaires dont il a beaucoup parlé est mort il y a peu d’un cancer en tricotant jour après jour pendant sa maladie une écharpe qui mesure actuellement environ 400m (visible il y a peu au Palais de Tokyo à Paris). Jean- Marie avec ses trajets et son tricotage comme autant de signes d’humanité.

Texture maillage me conviennent davantage comme métaphore de la relation psychanalytique que réseau.

Le trajet fluide comme promenade assemblage me semble plus propice au psychanalyste qu’un trajet en réseau bercé par l’illusion d’un terminus comme autant de finalités enfermantes.

Donner au travail collectif un parcours dynamique plutôt que thésaurisateur de sens.

Etre obligé d’inventer à chaque rencontre d’autres positions subjectives inédites soutenues par un réel différent propre à produire un minimum d’inadéquation de surprise de non savoir.

Il me semble que cette photo du fatherland est venu me chercher un matin à la faveur de la rencontre avec un artiste dont j’admire le talent depuis de longues années pour me parler de ma démarche analytique et de ma démarche avec quelques autres qui vient ponctuer mon voyage avec l’inconscient de quelques séquences de transmissions qui essaient de se sortir du discours et de la fixation dans une doxa.

D’un mot à l’autre, d’un espace à l’autre, vaincre les résistances dans un agencement collectif qui pourrait esquiver les points d’aveuglement.

Cette photo du « fatherland » dont je partage aujourd’hui l’intérêt avec quelques autres on peut la regarder aussi comme une défroque. Que vient-elle symboliser ? Défroque de quoi ? Je laisse imaginer à mes collègues de POURTOUR le sens de la pensée qui m’est venue après coup bien entendu…

BIBLIOGRAPHIE

DIDI-HUBERMAN George, Devant l’image, éditions de Minuit 2001 FREUD Sigmund, « Notre cœur tend vers le sud », Fayard 2002

INGOLD Tim, Une brève histoire des lignes, ED Zones sensibles, 2012

MASSON Céline, Fonction de l’image dans l’appareil psychique, ERES 2004

« Je parle avant qu’il ne soit trop tard »

Une séance d’instance clinique, autour du récit d’un soignant
en grande difficulté avec un patient, conduit au plus près des
mouvements transférentiels et du travail du superviseur.

Pierre se présente seul, en avance sur l’horaire. Je ne le sais pas encore, mais c’est lui qui prendra la parole en ouver ture de séance. D’habitude discret, il est arrivé dans ce groupe « d’instance clinique » en tant que stagiaire en formation, aujour d’hui il est diplômé. Ce travail clinique de supervision se déroule en trois parties : le récit, la reprise individuelle par chaque membre du groupe, puis une mise en commun associée au travail d’interpréta tion du superviseur.

LE CONTEXTE
Ce groupe accueille des soignants de deux unités de psychiatrie. Je l’anime depuis six mois, à raison d’une fois par mois. Nous commençons tout juste à faire connaissance et à acquérir ensemble un style de travail. Nous nous installons en rond sur des chaises dans une petite pièce qui nous est allouée, un peu à l’écart.
Pour chaque groupe de supervision, les contingences matérielles demandent des facultés d’adaptation qui ont une incidence sur le déroulement des séances. J’y réflé chis toujours en amont et parfois en cours de séance, en lien avec mes interpréta tions. La façon dont les participants arri vent, se saluent et s’installent est signi ficative de l’ambiance.
Ce jour-là, à part Pierre donc, les parti cipants nous rejoignent, un peu après l’heure prévue, certains me serrent la main, d’autres pas. Marine, très en retard, Lydia LEDIG, Psychanalyste, superviseur. arrive la dernière. Ce jour-là, elle mani festera des difficultés. Dans un coin, s’installe toujours la même personne, là où elle ne peut être vue par tout le monde. La séance, qui dure deux heures, peut commencer.

LE PRÉAMBULE
Georges prend la parole avant même le début de la séance. Il reproche à ce tra vail de ne pas être suffisamment axé sur le transfert : « C’est mieux qu’avant (les participants ont rejeté un autre intervenant qui ne leur convenait pas) mais il y a trop d’études de cas. » Lors d’une séance pré cédente, il nous avait pourtant annoncé qu’il ne parlerait pas, expliquant qu’il prenait trop la parole par ailleurs dans l’institu tion. Lorsque Georges s’exprime, il s’inves tit de manière pertinente et constructive mais glisse facilement sur des questions d’analyses institutionnelles.
Aujourd’hui, sa remarque est soutenue par d’autres participants. Je me justifie donc (peut-être à tort) sur la question du transfert. J’explique que je connais peu ce groupe, ce qui me rend prudente dans mes interprétations. Je ne souhaite désta biliser personne pour éviter les difficul tés vis-à-vis des collègues ou de l’insti tution. Sentant que mon interlocuteur m’y invite, je rebondis néanmoins sur ce qui m’est apporté pour avancer sur les ques tions transférentielles. Je n’oublie pas qu’en psychanalyse (dans le cadre d’une séance en cabinet) il n’y a de résistance que de l’analyste, mais ici c’est autre chose. La question posée est essentielle, car le repérage des places est nécessaire et différent d’une séance d’analyse. Mon employeur et l’institution qui le mandate ont chacun un rôle dans cette démarche.

DOSSIER SUPERVISION, RÉGULATION, ANALYSE DES PRATIQUES

LE CAS
Pierre prend la parole, seul. Comme prévu par le protocole, il n’est pas interrompu ni questionné. « J’ai des difficultés avec un résident, je ne peux plus le supporter, je ne pense pas être en souffrance mais je parle avant qu’il ne soit trop tard. » Il ajoute : « Je me soucie beaucoup, j’entends mon prénom tout le temps, même chez moi, je l’hallucine ». Puis, après un silence : « Je ne sais pas quoi dire de plus, c’est quel qu’un d’attachant, je l’apprécie. » Pierre ajoute encore après une pause : « C’est vio lent, il m’appelle, c’est trop fort avec les choses de mon histoire. J’essaie de mettre de la distance, je ne sais pas comment. Je voudrais l’accompagner le mieux possible sans être affecté. » En prononçant ces derniers mots, sa voix s’assombrit et devient inaudible, j’entends qu’il nomme le patient évoqué « le résident » ?

LE GROUPE
Un long silence suit. Dans le deuxième temps de cette séance d’instance cli nique, les participants sont invités à prendre la parole à tour de rôle.
Julie se lance : « Ça me touche… à quel point on est pris dans des difficultés… » Elle parle de projet de construction, fait référence à des questions institution nelles que je ne comprends pas et au diplôme de Pierre. Dans ses propos, on peut penser qu’il est mis hiérarchique ment en position inférieure.
Karim prend la parole : « Pierre s’est lancé, dit les endroits où il est en difficulté, c’est sain, soutenir nos pratiques n’est pas évi dent avec la hiérarchie. Les histoires per sonnelles viennent envahir notre engage ment. La hiérarchie doit soutenir les salariés. On doit travailler ça dans l’insti tution, l’adresse, l’écoute, le psycholo gique. La question de Pierre c’est comment se positionner, l’institution doit répondre. » Les échanges se poursuivent. J’entends que le résident dont il est question les appelle tous de la même manière, par leur prénom et avec insistance.
Jean-Pierre : « Je me suis vu lorsque tu as parlé. C’est bien que tu puisses en par ler. Le travail en équipe peut te faire moins souffrir. Tu dois te reprocher de mal faire ton travail, rien de pire que de se sentir bouffé par une situation, c’est nor mal. J’ai appris à répondre à une seule chose à la fois et accepter de ne pas pouvoir tout faire. Quand c’est trop vio lent, on ne peut pas tout faire. Il faut délé guer, je délègue. »
Julie : « On avait parlé de lui il y a long temps, j’étais en difficulté parce que ce patient ne m’appelait plus. »
Georges : « On est tous passé par là. Le fait qu’il me dise “bonjour” m’est devenu insupportable. Nous n’avons pas d’es pace pour comprendre. Nous avons besoin de nous soutenir. Je suis content que tu en aies parlé, il provoque du rejet. Si je suis encore là… pas envie d’accepter bon gré mal gré… »
Pendant les prises de parole, Marine (arrivée en retard) sort en pleurant. Je sus pends la séance et nous l’attendons. Au bout d’un moment, je sors voir si elle est dehors, mais il n’y a personne. Nous patientons. Enfin, Marine revient et s’ex cuse. Je lui dis que nous l’avons atten due. « Aucun lien avec ce qui se passe ici », précise-t-elle.

PREMIERS DÉCRYPTAGES
Oui, c’est bien que Pierre ait parlé, et alors ? Que viennent faire les analyses liées à l’institution ? J’ai entendu les dif ficultés partagées avec ce résident mais je ne les comprends pas vraiment. Je remarque l’angoisse exprimée par Julie et le « content que tu en parles » de Georges. Je note les difficultés de Pierre à s’expri mer, le fait que je ne me représente pas le résident qu’il évoque et surtout la ques tion de son éventuelle violence.
Pierre reprend la parole et développe son propos : « Ce résident parle beaucoup de violence vécue, il entend des voix et délire sur des questions de bagarres. Il me renvoie des choses. »
Puis Pierre parle de lui : « C’est un tour nant professionnel pour moi. Je viens d’avoir mon diplôme et un contrat à durée indéterminée. Cette histoire me ques tionne, j’ai besoin d’avancer. J’ai pris ren dez-vous ce matin pour commencer une psychanalyse. Je ne supporte pas de ne pas pouvoir accompagner au mieux les résidents. J’ai l’impression de stagner, de ne pas faire mon travail. J’ai trouvé ma place, j’ai compris que j’ai une relation transfé rentielle avec ce résident mais il faut que j’avance. Je suis mal de ne pas maîtriser et de ne pas avoir de réponse à tout. »
Georges : « C’est violent de rentrer en relation avec l’autre, ce qu’il raconte. J’ai moi-même cassé la tête à tout le monde, à un moment de ma vie. Soit je faisais un travail psychanalytique soit je me flin guais. On ne maîtrise pas nos émotions. » Julie : « Comme je n’étais pas là à plein temps c’est comme si, ce résident, je l’abandonnais à chaque fois, je partais tout le temps. »
Pierre : « La question de la bonne distance, je ne suis pas d’accord quand on dit que l’on n’est pas là pour les aimer. Pour moi c’est de la maltraitance. Quand il ne m’appelle plus, j’ai peur, je m’inquiète. Il a un versant dépressif. C’est vrai que j’ai du mal à parler. Pouvoir parler c’est comme faire des scoubidous. Le rési dent me dit: “Si j’avais eu un père comme toi”… C’est la question du filtre entre la vie personnelle et la vie professionnelle. » Karim répond : « Tu as présenté ton bébé aux résidents, tu es repéré comme père, c’est ta vie personnelle, ta fonction paternelle. » Pierre : « Quand il s’est fait hospitaliser il n’acceptait que moi dans sa chambre “tu me laisses tomber !” disait-il ».
Je lui rétorque : « Ben oui il est lourd »… Pierre : « Lorsqu’il parle de bagarres, de vols, rien ne fait loi pour lui, rien ne l’ar rête. » Il termine : « Ce résident nous adresse autre chose… il a eu une gastro, s’est frotté l’anus jusqu’au sang et m’a adressé un mouchoir en me disant : “Je saigne” ». Pierre se questionne : « Peut être ce patient a-t-il été abusé sexuelle ment ? »
Après ces évocations j’interviens pour demander de quel côté se situe cette maltraitance.
Karim : « C’est une relation fusionnelle, l’autre n’existe pas, avec ce résident c’est la question de la distance, de la sépa ration. Par exemple comment éviter qu’il squatte le bureau ? »
Je remarque : « Quand il n’est pas là, il est là quand même, on s’inquiète, il ne disparaît pas de la pensée. »
Jean-Pierre : « On ne peut pas le sauver, sa mère l’a jeté, sa famille n’appelle pas, il ne faut pas s’en vouloir, on est des êtres humains. »
Puis vient la question de la supervision évoquée comme un manque institution nel : « On ne peut exprimer pas son mal être, ça me manque ».
Pierre me murmure un merci au moment de sortir.

LA PLACE DU SUPERVISEUR
Le sujet supposé savoir (SSS) n’est pas for cément le superviseur, et cette place peut circuler et être prise par un autre membre du groupe. Mais c’est le superviseur qui porte les règles du dispositif. Au moment où Marine quitte la séance, c’est moi qui décide d’interrompre le travail du groupe pour lui donner toute sa place et garder la cohérence de l’ensemble. La place de superviseur peut être perçue comme exté rieure aux préoccupations quotidiennes des participants et en dehors de l’insti tution, mais la réalité est plus complexe. La commande institutionnelle (contrat, paie ment) fait que je peux être assimilée à l’institution elle-même. Comme le mon trent les propos précédant la séance, je suis là pour recueillir une parole reven dicative. Et si je ne suis pas salariée de l’institution, je me sens néanmoins par fois en capacité de décider ou de com prendre ses enjeux.
Dans ce même groupe, au cours d’autres séances, les participants m’ont demandé des apports théoriques. J’étais alors inves tie comme porteuse d’un savoir idéalisé. Or, il s’agit de se dérober au savoir comme à l’exhibition hystérique de l’observa tion. Cette place d’exception doit rester fondée et légitimée hors du groupe par le dispositif. On constate combien il est difficile de garder une posture stable, un cadre précis. Dans sa solitude et son inconfort, le superviseur s’autorise cette place, et comme le psychanalyste il ne se soutient que du désir qui l’anime. Il doit tenter de tenir une vacance porteuse de désir et de création individuelle plu tôt que de répondre à l’attente d’une parole censée dire ce que chacun doit faire.

LE TRANSFERT CIRCULE
La supervision est d’abord un dispositif de travail : une commande à un presta taire extérieur, un lieu, un groupe de per sonnes, un rendez-vous régulier… Puis on installe une fiction, avec ses règles et ses conséquences sur la question du trans fert, où le superviseur n’occupe pas for cément la place assignée.
Cette fiction en trois parties, décrite par Joseph Rouzel (1), (le récit, la reprise indi viduelle par chaque membre du groupe, puis la mise en commun associée au tra vail d’interprétation du superviseur) peut être assimilée à un praticable (2) qui permet des déplacements à partir d’éléments de la réalité. La règle du jeu n’est pas de produire du semblant mais d’opérer une mise en mouvement. Ce travail échappe au savoir et à l’illusion de vouloir palier au manque de chacun. L’intérêt de cette formule, en trois parties, oblige à s’en tendre et s’écouter.
Lors d’une supervision, la prise de parole est souvent précédée d’un silence plus ou moins long. C’est pourquoi, lorsque quel qu’un se lance, sa parole est investie d’une écoute particulièrement attentive. Le récit est d’abord délivré aux autres dans une quête de reconnaissance. Le groupe réagit comme tel, il est plutôt bienveillant et maternant.
Le transfert précède le récit : il a d’abord lieu, dans l’exemple rapporté précédem ment, entre Pierre et le résident. On remarque ici à quel point Pierre se lance à partir d’un impossible, d’un incommu nicable. Il hésite, son discours est haché. La vérité se dit en morceaux. Lors de la première écoute, certains points me sont obscurs. On entend la solitude de Pierre et son sentiment d’insuffisance qui l’in cite à faire appel à l’autre. Il se réfère à l’équipe et devient sujet dans l’institution. Il est frappant de noter que sa démarche suit de près son contrat en CDI. Il s’agit pour lui d’affronter ses difficultés, de se raconter, de prendre un risque personnel en affrontant le contrôle des autres.
Dans cet exemple, le transfert avec le rési dent psychotique est massif. Sa nature intense et insistante donne des repères intéressants sur la structure psychique du patient. L’appel par le prénom, la nomina tion de l’autre comme si l’intéressé avait besoin de s’appeler lui-même sans cesse. L’effet produit sur les salariés est cohé rent. Chacun a une façon différente de réagir, alors que pour sa part le patient adopte sensiblement la même attitude avec chaque soignant. Sauf avec Pierre qui semble avoir été entraîné plus loin. On remarque également l’absence de fonde ment historique de l’anamnèse de ce patient et de cette relation. Souvent, dans la psychose, les récits n’ont pas d’ins cription repérable dans le temps et la filiation. On entend également une confu sion chez Pierre, le porteur du récit, qui, dans un transfert, a « endossé » des hal lucinations (« j’entends mon prénom tout le temps, même chez moi, je l’hallu cine »).
Par ailleurs, dans la décision de Pierre de commencer une psychanalyse, on note une autre adresse, un ailleurs. « Soigner le soignant », comme disait François Tos quelles. Les salariés en thérapie à l’ex térieur de l’institution sont souvent ceux qui critiquent le plus mon rôle et avec les quels le transfert est le plus négatif. Le « bon psy » c’est l’autre… peut-être celui que l’on a choisi et que l’on paye plutôt que celui mandaté par l’institution.
Loin de résoudre des difficultés, la parole circule et produit des effets individuels. On entend bien comment chacun est pris dans la parole de Pierre. Entre Julie qui fait référence à des questions d’aban don et Jean-Pierre qui lui explique qu’il faut déléguer, il y a une mise en lumière, individuelle mais aussi une mise en mou vement. L’éclairage sur le rôle paternel de Pierre vient d’un collègue. Le trans fert circule. On se demande si, lorsque Pierre revendique le fait d’aimer les rési dents, il ne parle pas du transfert. Une forme d’amour bien décrite par Freud mais si difficile à saisir.
À partir d’une situation étanche et com plexe à formuler, Pierre a donc provo qué des fuites et tenté de redonner à chacun, y compris les absents évoqués (ici les résidents), sa place de sujet. Le dispositif du récit n’est pas anodin : c’est un parcours, un chemin qui se poursuit pour chacun sur sa route différente de celle de l’autre avec quelques espaces communs.

 

Résumé : L’auteur décrit une séance d’instance clinique en prenant appui sur le récit d’un soignant qui ne supporte plus un patient. Ce travail de supervision se déroule en trois parties : le récit, la reprise individuelle par chaque membre du groupe, puis une mise en commun associée au travail d’in terprétation du superviseur.
Mots-clés : Cadre psychanalytique – Cas clinique – Contre transfert – Distance thérapeutique – Équipe soignante – Hôpital psychiatrique – Parole – Pratique professionnelle – Rôle – Supervision – Transfert.

 

1– Joseph Rouzel, La supervision en travail social, Dunod, 2007 

2– Le praticable est un objet utilisé dans le spectacle, le plus souvent en bois, sur une structure en aluminium. Ces plateaux de formes rectangulaires montés sur pieds réglables, sont utilisés de toutes sortes de façons pour créer un lieu, une scène, différents niveaux (musiciens), ou tout simplement pour s’asseoir, ils sont le plus souvent peints en noir et les gros praticables sont montés sur roulettes.

LE VIRUS ET LA MOSQUEE A MANHATAN PAR LE « BERGER DE L’ILE » de N’GOR ou
DANS L’ATELIER, LA CREATION A L’OEUVRE

« Il traverse », comme on le dit sur l’ile, chaque matin. Droit comme un I, il chausse ses lunettes de soleil, son atelier l’attend en face du bateau.
Il salue ses sentinelles allongées sur le sable de la plage devant la porte de sa maison rouge, occupées à boire le thé. Ils sont nombreux devant la porte mais lui, contrairement à Joseph K du procès de KAFKA, n’attendra pas, il entre, il sait que ce lieu est fait pour lui, qu’il l’attend.
Nos rencontres quotidiennes ont lieu dans une ambiance, collective, mondiale, de coronavirus. Nous décidons de nous rencontrer chaque jour pour le plaisir de la conversation et de l’échange autour de sa peinture.
Le virus est là, sur les tableaux en cours et dans nos conversations. Les salutations du matin sont teintées des nouvelles franco/sénégalaises sur le virus. On peut remarquer que la mort est au cœur de nos conversations, en cours de séance.
C’est dans une joie tranquille et avec sympathie que je m’immerge volontiers dans ce travail en cours, à la découverte de ce peintre charmant « Berger de l’ile » comme il se nomme. Abdoulaye DIALLO partage volontiers les récits tirés de sa vie et de son cher Sénégal.
Le rôle de sa peinture toujours au cœur des préoccupations du peintre, aiguise
agréablement la curiosité de l’apprentie que je suis. Mais pardon ! Il se plait à dire qu’il n’est pas peintre…

LE MONOLOGUE DU VIRUS

Un tableau est en cours lorsque nous débutons nos rencontres.
Le titre : « Le monologue du virus ». Abdoulaye DIALLO précise bien que le titre est provisoire.

Comme toujours avec lui, nous est ôtée rapidement la prétention d’en saisir quelque chose de définitif.
Le virus corona est le sujet central de ce tableau.

L’artisan, affublé de ses genouillères qui lui donnent des allures de Robot, est à genoux.
Pas de pinceaux, c’est un peintre sans pinceaux. C’est avec des truelles qu’il officie. La toile est posée à terre et il tourne autour sans relâche. Il presse ses tubes de peinture acrylique, jette de l’encre. Il triture, recouvre et fait sécher de temps en temps au soleil, « pour en remettre une couche ». Il gratte sa toile, recouvre encore. C’est avec un plaisir non dissimulé que l’artiste manie à sa guise les matériaux. Il donne à ces matières tout le loisir de s’étaler et de s’exprimer en fonction de l’alchimie produite. C’est un travail d’émulsion. Du chaos en sort un effet que le peintre semble avoir attendu et maîtrisé. Les matières stabilisées semblent lui apporter une joie fébrile, d’enfant. Il parle, il élabore en même temps et prend plaisir à suivre le chemin qu’il s’accorde avec la matière.

« Je suis fou », « je fais des bêtises », « je fais n’importe quoi ! », « Je perds la tête » sont des phrases qu’il s’accorde régulièrement, comme un besoin de se justifier lorsqu’il recouvre une partie de sa toile qui semblait achevée.
C’est ce que l’on croit volontiers lorsqu’on l’observe, mais non ! Il recouvre tout en vous lançant, espiègle, qu’il ne fait que des bêtises. Mais sécher, gratter, donne des résultats. Sa folie ne serait-elle qu’une feinte ? Elle finit par prendre sens.
Comme parfois il peut le laisser croire lorsqu’il jette le contenu de ses tubes de peinture sur sa toile, Abdoulaye DIALLO n’est pas Jackson POLLOCK. Il utilise parfois scotch et craies grasses de couleur pour tracer des lignes, structurer son tableau. Il prend un temps infini et méticuleux dans certains détails.

J’oubliais l’éponge, il efface, frotte, humidifie. L’éponge objet paradoxal par excellence, retient, nettoie, abrite. Objet du propre et du non propre c’est un outil inattendu, mais qui sans aucun doute lui convient.

Il offre une danse interminable, énigmatique pour la spectatrice que je suis.
Les effets apparaissent puis disparaissent dans un ballet dont il semble suivre la
chorégraphie.

LE CHEMIN SE FAIT EN MARCHANT

Assister à l’œuvre en cours me laisse entrevoir le processus, la manière d’élaborer du peintre. Je m’emploie à essayer de lire sa démarche comme une écriture. Il dévoile volontiers son parcours : le rêve. C’est plutôt le matin lorsqu’il est sous la douche que les images et les idées lui viennent. Pas encore bien réveillé il voit ce qu’il va faire sur son tableau, comme une révélation. J’évoque la question de l’inconscient à plusieurs reprises, mais non ; nos échanges aboutissent plutôt au concept de révélation, comme le dévoilement d’une vérité. Parfois ce type d’échanges peut nous conduire au concept de prémonition. Des idées, des images lui arrivent et il les met en forme sur sa toile. C’est comme si, pour lui, la poésie d’une rêverie sous la douche avait besoin d’être symbolisée
sur sa toile. Cette démarche est vite suivie d’une enveloppe de savoir rationnel.

Ce jour là, ce qui anime notre dialogue c’est l’idée du jour et de la nuit qui, comme dans son tableau en cours, se côtoient dans le tableau de René MAGRITTE « La nuit le jour ». La référence à ce surréaliste belge plait beaucoup à l’artiste, tout à la joie d’être devenu sans le savoir un successeur de René MAGRITTE. « J’exprime ce que d’autres ont pensé avant moi » dit-il.

La présence du jour et de la nuit sur la même toile évoque deux réalités inconciliables paradoxales. La normalité d’une existence se trouve libérée du réel, telle est la magie de la création. Comme dans un rêve, les effets de condensation du réel se trouvent ainsi symbolisés par le travail de l’artiste dans une représentation toute empreinte de poésie.

La représentation inconsciente ne peut trouver meilleures illustrations.
Les surréalistes comme René MAGRITTE cultivaient le mystère, plutôt que de s’identifier à des idées. Ils préféraient fuir le champ de l’esthétique pour s’adonner à ce que le peintre belge citait comme « Le champ innommable du désir ».

Abdoulaye DIALLO passe du rêve au tableau dans un glissement digne des surréalistes. Il commente son acte : « Ma voix ne porte pas comme celle d’un imam plus avisé que moi, alors je peints »

C’est ici que contrairement aux peintres surréalistes aux prises avec leurs monologues intérieurs, leurs pensées intimes sans organisations logiques, Abdoulaye DIALLO m’embarque dans sa singularité.

LA PEINTURE/ LE DISCOURS

Abdoulaye DIALLO parle, discourt, explique, élabore avec les mots.
L’Identité inconsciente de l’artiste surréaliste qui cultivait le mystère de l’œuvre, et bien non ! C’est pas lui ! On a perdu parce qu’il parle et il y tient !

Le discours doit accompagner son œuvre.
Occupée à l’écouter, je dois me débrouiller entre un imam, le Coran, Darwin et les surréalistes. Abdoulaye DIALLO est un mélange ou alors rien de tout ça, il est juste lui même fait de toutes ces identifications.
Comme si la poésie d’une rêverie sous la douche symbolisée sur une toile avait besoin d’une autre symbolique, les mots. Le discours ferme la boîte de Pandore du rêve chère aux surréalistes.
Chaque fin de journée, après l’atelier, le peintre rentre chez lui. Il compulse les livres et le net pour chercher à donner un sens scientifique rationnel à son propos. Les textes religieux ont également leur part. Ces recherches ont pour objectif de donner un sens à son travail. Il souhaite être crédible, incollable sur le sujet qui l’occupe.
Lors de nos rencontres c’est le coronas virus, notre finitude, et d’autres curiosités… La formule des médicaments préconisés contre le corona virus, par le professeur RAOULT figure sur sa troisième toile :

Le mystère de sa peinture, Abdoulaye DIALLO cherche à le maîtriser. Les spectateurs de sa toile auront intérêt à entendre les explications du peintre pour savoir que c’est la formule de la chloroquine qu’il a inscrite sur sa toile. Très attaché à l’écriture, lorsqu’elle figure sur son tableau, Abdoulaye DIALLO aime à ce qu’elle soit un minimum effacée. En conséquence, il est le seul à en maîtriser la lecture exacte.

Ces trois toiles sur le virus nous parlent du biologique associé à la religion ; de la mort et de la vie. Enfin c’est ce que j’en ai compris au moment où je rédige ces lignes.

Il est vraisemblable que si j’ai l’air d’avoir compris ce qu’il veut illustrer sur sa toile, la toile ou son sens changent.

C’est sa peinture à Abdoulaye DIALLO, et nul autre que lui ne peut avoir la prétention d’en délivrer le message.

«Je joue au sachant» dit-il, son discours aussi est un jeu ! Ou un Je ?
L’œuvre d’art est un vecteur qui noue l’artiste à l’autre. Cette reconnaissance se fait souvent hors processus de normalisation. C’est le triomphe de l’impression, on peut dire que la clarté de l’œuvre peut venir de sa part obscure. A partir de Sigmund FREUD, Jacques LACAN dit d’une œuvre d’art : « On en prend de la graine ». Le processus de germination se met à l’œuvre, on est souvent hors du souci d’en apprendre quelque chose.
Je ne peux m’empêcher de penser à DESCARTES et son cogito «Je pense donc je suis». Pour le psychanalyste ce n’est qu’une fiction psychologisante. La science travaille à l’effacement du sujet. Abdoulaye DIALLO, par sa perpétuelle recherche de sens, rationnalise, efface ce qui pourrait surgir de lui dans sa peinture. Où est l’homme derrière le peintre ? Jacques LACAN a ouvert la porte par son «Je pense où je ne suis pas, je suis là où je ne pense pas». Il permet une béance subjective, le mystère du sujet, ce que l’art nous révèle le plus souvent. C’est ce à quoi notre peintre paraît vouloir échapper.
Il me semble qu’Abdoulaye DIALLO ne cesse de jouer avec les concepts suivants : «ce que tu crois que je suis, je ne le suis pas » ou au choix «ce que vous voyez, ce n’est pas ça».

QUI EST ABDOULAYE DIALLO ?

Allons voir du côté de sa signature. «C’est pas moi » dit-il lorsque je lui pose la question. «Je signe DIALLO avec un seul L. Je n’en mets pas deux car je n’ai pas la prétention de voler».
Pourtant le nom de son père ? Il en parle du père et même des pères. Il ne cesse d’y faire référence.
Abdoulaye DIALLO a de nombreux aînés qu’il a choisis comme maîtres à penser, comme références. Des pères qu’il respecte et vénère, chacun dans sa spécificité. L’un plutôt du côté de la religion, l’autre plutôt Franc-maçon. Son souci de loyauté vis à vis de son père biologique est constant. Des rencontres marquantes dont il a su saisir l’opportunité. De l’éclectisme de ses rencontres et de ses références paternelles naissent sans doute les paradoxes qu’il tente d’articuler sans cesse. De ces références diverses nait sans doute le souci d’une cohérence vis à vis de lui même et de son public.

Il connaît dans sa jeunesse la France et son choc culturel. Il y fait des études et aussi des petits boulots. Il n’est pas sans relater le sentiment de trahison vis à vis de sa famille inhérent à son départ à l’étranger. Changer de pays, de culture, même pour les plus nobles raisons, n’est jamais sans difficultés pour celui qui quitte son pays. Un sentiment de culpabilité plus ou moins encombrant résulte de ces voyages.

Pour Abdoulaye DIALLO en particulier les circonstances de la mort de son père lui ont laissé un sentiment toujours présent d’avoir abandonné les siens. L’émancipation, même mesurée, vis à vis de la tradition ne se fait pas sans douleur.

C’est la science qu’il choisit, il devient ingénieur. Son métier c’est dans les télécom : la communication, la liaison, le fil entre les gens…

Puis la politique aussi. On retrouve cette dernière dans les sujets de ses tableaux, ses thèmes ont souvent pour objet une vision collective pour l’avenir de son pays le Sénégal. En témoigne son exposition intitulée «Quelle humanité pour demain » (2018). Il éprouve « un besoin de raisonner une œuvre de manière globale ». dit-il.

Au milieu de ce riche parcours j’ai retenu la permanence du livre, véhicule du savoir. Même le dictionnaire des médicaments VIDAL a eu une importance fondamentale dans sa vie. Il faut qu’il sache, qu’il étudie, qu’il apprenne, on pourrait entendre que pour lui il peut s’agir d’une question de vie ou de mort.

Lorsqu’Abdoulaye DIALLO se retire de la vie professionnelle, il ne peut lâcher ce savoir qui le légitime, même dans sa peinture. Sa démarche de peintre ressemble à une quête de lui même ? Peut-être. «C’est un jeu» dit-il souvent. Un jeu de cache cache avec le Je ?

Se composer un personnage pour mieux se cacher lui même. Le secret, l’énigme c’est lui. C’est en tout cas la place à laquelle je me suis sentie assignée, seule devant l’énigme, « circulez y a rien à voir ».

QUELLE OEUVRE ?

Abdoulaye DIALLO est un créateur qui s’adresse à l’autre, aux autres. Il est animé de pulsions vitales qui donnent vie aux matières qu’il utilise. La désinvolture exhibitionniste de l’artiste, inavouable, existe chez lui mais elle est recouverte.

Il évoque parfois les radiographies d’œuvres célèbres qui nous ont livré le cheminement de l’artiste dans son travail.

Avec Abdoulaye DIALLO le réel de l’artiste chemine vers les mots. Il crée des mythes contemporains, qui se mettent à exister et apparaissent au fur et à mesure des différentes couches de peinture qu’il superpose. Les mots accompagnent ensuite sa figuration.

Il fabrique avec son discours et ses interprétations des histoires destinées au public. Il sociabilise le sujet de sa peinture.

Le symptôme de l’artiste, sa reconnaissance hors norme, fait l’objet d’une transformation du sujet de sa toile en histoire destinée au plus grand nombre.

Pas de jeu de funambule entre semblant et vérité. Le discours de l’artiste débouche sur une reconnaissance, l’œuvre ne reste pas marginale, hors champ.

Inscrites dans l’époque, les toiles d’Abdoulaye DIALLO échappent au mystère pour devenir des représentations de mythes modernes, de véritables objets de musée. Abdoulaye DIALLO n’est pas un « suicidé de la société » comme VAN GOGH mais il aime à sociabiliser son travail et lui donne une légitimation par son discours.

Pour preuve, il aime accueillir les visiteurs dans sa galerie et donner avec chaleur les mots sur sa peinture. De la même façon qu’il a des difficultés à terminer une toile s’il n’en commence pas une autre, Abdoulaye DIALLO a des difficultés à se séparer de ses tableaux.

Ses peintures, monumentales pour certaines ne sont accessibles que pour les grands musées ou les salons officiels. A t-il vraiment envie de se séparer de ses toiles ? On peut se le demander. Qui parlera de ses toiles s’il n’est plus là ? Cette question qu’il a déjà exprimée semble être pour lui une préoccupation véritable.

Chaque fin d’après-midi le peintre quitte son atelier et l’île. Il s’adonne à ses recherches et informe les réseaux sociaux des avancées de son tableau. Il semble tester ainsi les effets de son travail de peinture sur son public d’admirateurs.

Abdoulaye DIALLO prouve ainsi son attachement à son contexte et aux avancées de la technologie.

Disons que nous avons su tirer parti l’un et l’autre de la solitude et de la proximité du confinement dû au virus, pour nous rencontrer.

Qu’ai-je perçu d’Abdoulaye DIALLO et de sa peinture ? Ses postures émanent-elles de sa structure psychique, de sa culture ? Des deux comme pour chacun d’entre nous, ma référence aux peintres surréalistes est-elle judicieuse ? Il me semble qu’elle n’a de valeur que pour moi.

La simplicité et l’honnêteté de cet échange m’ont permis de cheminer avec l’artiste. Bien des aspects de nos discussions demeurent pour moi obscurs, et tant mieux. Peut-être avons-nous encore des choses à nous dire…

Dakar, avril 2020
Lydia LEDIG