Le fétiche et la mer regards croisés

REGARDS CROISES

C’est à l’occasion de nos rencontres au cours desquelles il m’enseigne la langue wolof que Babacar GUEYE me présente ses photos. Professeur passionné par sa langue et sa culture il répond volontiers avec érudition à toutes mes questions.

Grand bien lui a pris ce jour là de me montrer ses photographies que l’on peut désigner photographies de fétiches si insolites pour mon regard d’occidentale.

Ainsi, Babacar GUEYE me raconte qu’il se promène régulièrement sur la plage et trouve des fétiches rejetés par la mer. Il les photographie.

Il sait que je m’intéresse à sa culture mais comment a-t-il senti que je serais littéralement happée par ses photos ?

Elles ont tout pour me plaire ces photos. Elles représentent tout ce que j’attends d’une démarche photographique. Elles nous parlent d’un monde et d’une culture dont j’ignore presque tout. Elles nous renvoient les signes d’un mystère presque aussi épais pour lui que pour moi.

Nous sommes en territoire Lébou, à Dakar sur la presqu’ile du CAP-Vert et Babacar n’est pas Lébou.

Cette rencontre est trop belle, je vais tenter d’en dire quelque chose.

LE PROMENEUR PHOTOGRAPHE

C’est en homme libre indépendant que Babacar GUEYE a photographié ces fétiches lors de promenades sur la plage de YOFF près de chez lui. Au cours de ses flâneries, ses errances il rejoint la grande famille des photographes voyageurs attentifs aux objets à l’infiniment dérisoire.

Dérisoire … pas tout à fait… Ces objets qui hors de son regard averti peuvent être assimilés à des déchets rejetés par la mer, retiennent l’attention par leur présence mystérieuse. Il a fallu le regard averti de Babacar pour transformer ces objets quelconques en objets uniques. Une fois identifiés comme fétiches, leur allure énigmatique, innommable, les range volontiers du côté du divin. Ce qu’ils représentent, pourquoi et en quoi représentent-ils quelque chose? Le mystère demeure.

La photographie retrouve ainsi sa puissance mystérieuse et dangereuse. Peut-être faut-il ici s’en méfier comme d’un poison.

Mais il est des choses qu’elle est impuissante à dire.

La photographie perpétue une possibilité de description individuelle vis-à-vis de ces objets. Elle place ces fétiches au rang d’objets devenus éventuellement “muséifiables”.

Les photographies de Babacar GUEYE portent toutes une transfiguration du monde. Il ne s’agit pas de l’identique mais du regard du photographe. Retrouver le sens des choses à travers le regard de l’artiste comme regard parcellaire de sa société. La photographie laisse place à toute interprétation possible de ces objets.

Lors de ses flâneries Babacar GUEYE a montré avec son appareil téléphonique qu’il était possible d’interpréter le monde.

Au diable les selfies et autres cultures de l’égo comme des miroirs aux alouettes qui nous entretiennent dans une société de dupes.

Babacar nous montre que l’interaction de la prise de vue peut être autre chose qu’un vol, qu’un viol ou un autoportrait.

Ses photos portent un regard critique sur une partie du monde, de son territoire. Par le questionnement qu’elles induisent, elles peuvent être vues comme politiques. On peut se demander quelle place peut jouer Babacar comme voyeur et photographe à l’intérieur du rituel dont il est question.

Ce sont avant tout des photos de flâneur, de poète, qui invitent au dialogue et à la pensée.

Éthiques, esthétiques elles nous mènent bien au-delà de la contemplation et de la consommation des images.

Le fétiche

Babacar GUEYE va-t-il penser que, échoués ou photographiés, les fétiches allaient livrer leur secret ?
Au Sénégal, les pratiques fétichistes mystiques sont un héritage bien vivant des croyances animistes associées aux pratiques musulmanes. Cet héritage n’est pas un folklore mais un réel fait de société. Considérées comme des pratiques obscures pour les uns et une hygiène de vie pour les autres elles donnent lieu à des rituels magico-religieux et font partie intégrante du quotidien des Sénégalais. Le recours au marabout est habituel au Sénégal. Il y a le bon et le mauvais marabout, celui qui invoque le nom d’Allah et celui qui invoque les « djinées ». Les pratiques musulmanes se retrouvent dans l’animisme.
Pour accomplir sa mission l’objet fétiche devient le véhicule de rituels maîtrisés et accomplis.
Le fétiche auquel on attribue un pouvoir magique reste pour les scientifiques l’objet d’un « malentendu » entre deux civilisations, l’africaine et l’européenne. Réfuté par Marcel MAUSS, Sigmund FREUD s’en empare comme symptôme de perversion. Le choix pervers se définit ainsi : une partie du corps ou un objet sont choisis comme objet d’amour et objet d’une excitation d’ordre sexuelle. Notre propos est plutôt lié à la définition plus ancienne du fétiche daté de 1750 comme étant lié à un sortilège, un artifice.
Si l’on tient compte de la définition de Maurice Godelier* qui dit que “toute société humaine est fondée, non pas sur le système de parenté mais sur un système économique d’échange”, le fétiche vient confirmer cette affirmation.
La réponse sociale du fétiche est issue d’une demande faite au marabout en échange d’argent pour régler un problème social relationnel.
Le marabout, bénéficiaire économiquement, est dans la position hiérarchique de celui qui sait. La fonction du fétiche est une fonction de passeur au service d’une vérité. Le génie qui tient lieu d’adresse colmate le manque et représente la vérité. Le demandeur est ainsi pris dans un processus qu’il ignore. Il ne sait pas qui il est pour l’autre. La malédiction peut être à l’œuvre.
Le fétiche efficient est pris du côté du signe et non pas du savoir.
On peut noter que dans une société réputée pour fonctionner sur le mode collectif, le fétiche est issu d’une demande individuelle. C’est le rituel qui affirme dans sa constance le caractère collectif, mais à l’intérieur des règles collectives le fétiche et son secret affirment une individualité au sein de la communauté.

A YOFF le Lébou est lié à l’esprit de la mer, aux génies de la mer. La mer a rendu des objets sensés disparaître. A-t-elle ainsi rompu la mission du fétiche ? La mer l’a rendu, il est sorti de l’eau salée, peut-être purificatrice.
Le sens du fétiche, même s’il a la forme d’une bouteille d’eau en plastique, n’est pas une bouteille à la mer. Cette dernière n’a pas d’adresse, son adresse est inconnue et même considérée comme improbable.
Le fétiche de la plage de YOFF rejoint un monde chargé de génies chers au peuple Lébou.
S’il y a un lien entre le fétiche de la tradition Lébou et le fétiche décrit par Sigmund FREUD c’est la croyance investie dans l’objet. Le fétiche est investi d’une mission liée à une croyance individuelle.
La personne qui fait sa demande au marabout est supposée avoir un problème social, collectif, individuel, relationnel peut-être inconscient. Cet objet issu d’une relation qu’on pourrait nommer transférentielle entre le marabout et le demandeur a été l’objet d’un échange d’argent contre un pouvoir supposé. On peut avancer que le don et l’échange animent cet objet et le dotent d’une mission magique.
L’objet fétiche va incarner la problématique et sa supposée résolution dans une création élaborée par un marabout, à l’extérieur de la personne du commanditaire. Cet objet externe au demandeur incarne la réalisation d’un idéal. Le lien à la communauté est préservé tout en maintenant une croyance à l’idéal du moi qui fait son chemin à l’extérieur de l’individu. L’idéologie individuelle passe par un rituel inscrit dans le collectif, ainsi la cohésion sociale est maintenue. Peut-être que cette fiction magico-religieuse comme régulateur social vient mettre un voile sur la question des interdits et des tabous. Les affects du demandeur se trouvent comme “ gelés “ à l’intérieur de l’objet fétiche, projetés en dehors vers les génies de la mer chargés de résoudre le problème dont il est question. On peut y voir sans doute un évitement du savoir de la vérité au risque de la castration dans l’organisation sociale dont il est question.

A MER COMME CRYPTE ?

Le fétiche échoué sur la plage soulève la question de savoir s’il révélera son secret. Cependant, il semble évident que le secret sorti de la mer reste intact. La mer, en tant que lieu de tous les secrets, agit comme une crypte ou un refuge, offrant un asile au dialogue entre les fétiches et les dieux. Elle accueille le secret sans en dévoiler ni en révéler le contenu.

Le fétiche apparaît comme un secret dépourvu de mots pour le transmettre ou le définir. Comme s’il y avait quelque chose qui pourrait être dit, révélé ; un secret qui, bien qu’ignoré, a toujours un destinataire. Ici, le destinataire relève du domaine mystique, la mer agissant comme une crypte, c’est-à-dire un domaine indéchiffrable.

Le fétiche, béni ou maudit, revient sur la plage sans partager quoi que ce soit du travail (liggey en wolof) qui l’a engendré. Le photographe n’est pas le destinataire du secret, mais plutôt l’illustrateur de la tension créée par le refus du fétiche de livrer son message. Se transforme-t-il en intrus ? Certains objets disparaissent d’un jour à l’autre, révèle Babacar.

Le photographe intrus s’assume comme tel et contribue à laisser échapper des bribes du secret suintant du fétiche. Est-il encore vivant, incarnant la mort ? Babacar GUEYE exprime son intérêt pour la mer en tant qu’élément intégré dans la démarche de maraboutage, bien que ses rencontres avec plusieurs marabouts n’aient pas abouti.

Le secret, semblable à un tombeau ouvert, ne livre aucun message, laissant à chacun le soin d’élaborer sa propre fiction. En évitant les a priori, une inquiétude traverse l’observateur : dans quel monde sommes-nous ? Ces objets témoins invitent à une certaine indétermination culturelle. On se demande si ces démarches laissent une trace dans l’histoire du sujet demandeur et quelle incidence elles ont sur sa vie psychique.

L’objet déchet/sacré répond à une demande en résolvant immédiatement un conflit social et individuel, mais qu’en est-il ensuite ? Au croisement de leurs chemins, Babacar GUEYE et moi avons dialogué longuement, tentant peut-être inconsciemment de percer le mystère de ces objets. Ce qui se cache dans les suintements de ces objets fétiches nous échappe à tous les deux, et le danger potentiel de l’interprétation pour les non-initiés demeure incertain.

J’ai le sentiment que nous avons démontré la possibilité d’un dialogue dans la tentative d’élaborer un sens commun. Babacar GUEYE, intellectuel reconnu muni d’un appareil photo, incarne l’Afrique en mouvement hors des sentiers traditionnels. Les objets lui rappellent les ancêtres et symbolisent la présence des génies avec leurs présumés pouvoirs sur les côtes de DAKAR. Les traditions et rituels à caractère collectif représentent des recours à des démarches individuelles auprès des marabouts, liées à la tradition et aux religions intimement mêlées.

Entre ethnologie, anthropologie, sciences des religions et psychanalyse, ce travail pourrait être considéré comme une traduction visant à comprendre et à appréhender les différences. Dans cette ouverture au dialogue, peu importe la discipline, laissons-le poursuivre sereinement son chemin.

Lydia LEDIG septembre 2021

* Maurice GODELIER « Au fondement des sociétés humaines » Albin Michel, P93

Impressions sur « Kanyar »

Il commence par arriver d’un espace indéfini, hors scène, mêlé au public. Errant dans un espace indéterminé, Il marche visage mutique, dans une déambulation au milieu de … seul. 

La scène, espace noir, est barrée par un mur noir et réduite à un simple passage le long de ce mur.

L’espace scénique m’évoque cette route en corniche si singulière qui relie Saint Denis à la ville du Port. Le surgissement de la montagne menaçante sujette aux éboulis, ou l’ile de la Réunion petite bande de terre plate en bord de mer d’où la montagne volcanique surgi si vite.

Le début du spectacle de Didier ne serait-ce pas l’histoire de chaque Réunionnais issu de la mer d’une origine si diversifiée. Didier le danseur incarnerait-il en début de spectacle cette scène originelle ? Chaque Réunionnais inconnu arrive sur cet ilot. Didier BOUTIANA, le Kanyar entre en scène seul, enveloppé d’un peignoir, comme un mystère. Début pendant lequel  nous sommes en attente d’un secret dévoilé qu’exprime son visage mutique et son corps  suspendu dans une circulation errante.

Que va t-il pouvoir faire dans ce petit espace qu’un mur noir énorme menace ?

Puis, dans un bain de naissance fait de sons urbains de la rue, il se met en mouvement le dos au public. Il avance seul déterminé le pas sûr vers le mur qui s’efface devant lui. 

Le public assiste à l’éloignement par cette marche lente et assurée. La violence surgit par des coups donnés vers ce mur qui incarne une marche difficile, faite de lutte et d’avancées par la force et la violence. 

Progressivement surgit l’horizon, l’ailleurs, le mur est au dessus de sa tête et lui laisse un espace vaste indéterminé. 

Le soulèvement du mur pourrait symboliser la levée de l’amnésie liée à son histoire.

La danse se met en branle, le corps se met en mouvement. Les mots manquent la pensée est mise en abîme. Il y a violence,  lutte, tentative de communication. Il y a du dire dans la beauté et la perfection du geste. Dans un tumulte il y a force, violence, failles. Son peignoir qui suit le mouvement de manière désordonnée contrarie l’érotisme de la beauté du corps. Le regard incarne une retenue teintée d’arrogance. 

Le Kanyar renonce à l’ouverture de l’horizon pour se débattre entre terre et ciel. Ciel sombre menaçant qui incarne son passé ? Son avenir ?

Qui est ce Kanyar ? Le secret va t-il être dévoilé ?

« KANYAR » dansé par Didier BOUTIANA

A la Réunion, le kanyar c’est le voyou, le marginal, le délinquant. Il est en groupe, en bande et il fait peur.

Didier Boutiana a choisi d’en ôter l’article « le » pour en faire sans doute autre chose, un concept, son concept. Peut-être, à  travers son spectacle, DB envisagerait de partager son ou ses kanyars avec quelques autres.

Comment écrire sur «  KANYAR »et ne pas réduire, amenuiser, ravaler, tronquer le propos?

Il s’agi peut-être ici d’exprimer l’ouverture de la pensée que produit cette expérience. Simplement, être l’adresse de ce qui est donné à vivre par ce spectacle.
Puisse ce passage par l’écriture servir l’expérience du propos du danseur.

 

Kanyar et ses solitudes

On danse le plus souvent pour être ensembles. On s’y met à plusieurs. Les pas communs invitent la plupart du temps à mettre en forme et donner à voir. Les fêtes et les rituels sont fondés sur des formes nouvelles de mettre les corps en mouvement ensembles.

 Tel « West Side Story » dans les années 1950 à NEW YORK, première comédie musicale qui met en scène les mauvais garçons de l’époque. On pourrait s’attendre avec le mot KANYAR à voir des danseurs danser des affects, des croyances, une culture commune. Des bandes rivales dansant la tragédie sur fond d’histoire d’amour, ce thème aurait bien servi l’attente du public qui peut aimer qu’on lui serve les stéréotypes.

Pourquoi diable ! Didier BOUTIANA a décidé de s’exprimer seul derrière ce mot en exergue : kanyar ?

Que souhaite t-il inscrire ?

Danseur solitaire Didier BOUTIANA dépasse les représentations communes. Si l’on prend en compte les discours organisés que véhicule le mot kanyar, il se livre à une digression.

Lorsque Didier BOUTIANA danse seul, on peu penser qu’il s’isole également des circonstances anthropologiques du kanyar.

Dans sa solitude Didier BOUTIANA sort de l’anthropologie collective et, isolé, attise la curiosité sur son signifiant kanyar. Le danseur passe d’une identité collective à une identité individuelle.

Je soupçonne la démarche « Boutianienne » d’être éminemment subversive pour sortir le kanyar de l’image véhiculée par les représentations collectives.

Il nous invite, nous spectateur à nous identifier à un individu. La solitude partagée du Kanyar décale le propos des idées reçues. Didier BOUTIANA assume la tragédie individuelle du kanyar , il en donne une représentation vivante auquel le spectateur ne peut échapper.

Le processus d’identification du spectateur est porté à son comble. 

Le danseur semble nous présenter un groupe, au un par un, dans une diversité une complexité à multiples facettes.

Les représentations véhiculées sur l’ile de la Réunion, comme dans d’autres endroits du monde, porte ses habitants à un besoin irrépressible de se faire reconnaître comme individu. L’histoire de la Réunion, passée au rouleau compresseur de la culture occidentale est rarement reconnue comme singulière. Les comportements individuels semblent disparaître au profit d’une recherche d’identité collective.

Didier BOUTIANA dans son solo invite à reconnaître une survivance authentique d’une trajectoire individuelle singulière. Il incarne une communauté faite de multiples singularités Réunionnaises.

Didier BOUTIANA danse une solitude peuplée, multiple, contemporaine. Il est multiple même seul, on pourrait dire aussi qu’il incarne une singulière multiplicité.

 

La Réunion/ réunion des kanyars

 Les réunionnais sont rompus à l’interprétation abusive de leurs comportements collectifs et individuels d’une société dominante occidentale. Ils sont habitués aux stéréotypes dont les colons, puis, l’état centralisé à Paris, les affublent.

Représentations collectives  auxquels certains renoncent à échapper. Il est sans doute plus facile de répondre à ce que le dominant attend et peut-être tentant de s’identifier à une société gérée par l’argent dans laquelle on souhaite se fondre ou tout simplement essayer de vivre en toute quiétude.

Le kanyar comme le délinquant de métropole échappe à la normalisation de la morale dominante, transgresse, se rebelle. Est-ce pour autant le même qu’en métropole ?

Ainsi le kanyar est-il la réplique de la « racaille » dont Nicolas Sarkozy a développé le nom ?

Didier BOUTIANA n’est pas le seul à la Réunion à effectuer une digression avec le mot KANYAR. 

On trouve également sur l’île,  la revue « KANYAR ». Cette revue un semestriel qui en est en 2016 au numéro 5. C’est une revue qui se définie comme, je site : « histoires rédigées au soleil ou ailleurs ». C’est une publication de nouvelles de talents confirmés de l’ile de la Réunion et du monde qui l’entoure.

L’élaboration de la pensée par l’écriture des histoires, donne ses lettres de noblesse à une culture locale dans sa singularité. Les textes sont transmissibles au plus grand nombre puisqu’en français, mais le créole y est largement représenté. Le signifiant kanyar peu ainsi redorer son blason culturel et intellectuel.


Kanyar et héritage

Didier BOUTIANA dans sa chorégraphie en solo expose une trajectoire individuelle singulière à une communauté faite de multiples singularités réunionnaises. Peut-être incarne t-il la survivance d’une trajectoire faite de plusieurs générations d’individus dont l’histoire se perd dans les limbes de sa tragédie originelle. Le travail d’introspection du danseur convoque une nouvelle mémoire et la fait advenir dans toute son actualité. 

On peut penser que la dimension contemporaine d’une trace venue du passé est portée par les kanyars.
L’histoire de la Réunion au-delà d’être bordée par l’histoire officielle de l’état français est véhiculée par les hommes.
Didier BOUTIANA a le culot de bousculer un ordre de pensée établi  pour s’incarner comme passeur d’une histoire.

Telle une luciole allumée dans la nuit des écrans de télévision et du nivellement de la pensée, DB nous dit que l’individu réunionnais a survécu dans sa pensée individuelle. DB met en scène «  La survivance des lucioles » tel que George Didi Huberman nous le décrit : comme une lumière allumée à la chosification du monde. Dante a imaginé qu’au creux  de l’enfer, dans la fosse des « conseillers perfides » s’agitent des petites lumières (lucioles) des âmes mauvaises, bien loin de la grande et unique lumière (luce) promise au paradis. 

Pierre Paolo Pasolini a lui même écrit un texte de résistance désespéré en 1975 sur la disparition des lucioles.

Avec Didier BOUTIANA, les lucioles ont survécu malgré le silence et l’obscurité qui recouvrent l’histoire de ses ancêtres. 

Dans son rôle de danseur, il incarne la trace vivante de l’histoire de sa communauté d’origine.

On pourrait parler d’ethnisme à propos de KANYAR. L’ethnisme est décrit par F De Saussure à propos du langage. Ce terme définit un langage fondé sur des rapports multiples de religion et de civilisation. Le langage s’exprime comme une valeur de défense commune vis à vis du reste du monde.

SOUL CITY a été choisi comme compagnie contemporaine pour représenter l’héritier des hommes libres dans  une exposition sur le marronage à Saint Paul  en 2017.

 

Didier BOUTIANA ou, être, hors de la monstration

Il danse seul donc. Il danse au pluriel des solitudes nommées par lui kanyar. Il refuse de plier son corps à l’unique, l’unité. Il fait tout pour se plier déplier sans cesse pour se multiplier. Il fait face. 

Pas de détestation, de dénonciation, de d’indignation dans kanyar. La puissance politique du spectacle évoquerait plutôt l’imaginaire du chorégraphe/ danseur libéré de ses entraves.

Il est malcommode Didier BOUTIANA et tant mieux !

Pas la peine de chercher un usage politique à DB, il ne porte pas de thèse. Il véhicule une complexité faite d’équivoques. Il s’approprie des traces d’une histoire faite d’ombres et d’obscurité.

Une fois de plus on peut vérifier que la politique et l’art sont bien distincts. DB célèbre un non rapport de deux instances qui se surveillent, se font face mais ne se rencontre pas.

Il y a des passages secrets entre l’art et la politique et DB en bon artiste nous les fait ressentir dans une transpiration hors sens.

Cette chorégraphie rend compte du regard de son auteur, le regard d’un seul à nul autre pareil. Nous sommes face à une manière d’habiter la vie le monde et d’en constituer une partie.

 

Le kanyar dit

A la mesure de sa solitude, Didier BOUTIANA ne verse pas dans les lamentations collectives, les critiques vaines qui forment des consensus bien bouclés.

Il préserve sa condition d’homme, d’artiste, avec toute son ambiguïté. Cela fait de « kanyar » une œuvre impossible à circonscrire.Une synthèse du spectacle s’avérerais mensongère et insuffisante, il coupe, il scande. 

Proche, le kanyar cultive cependant le mystère comme une mise à distance.

Peut-on se hasarder à dire que Didier BOUTIANA serait entre ombre et lumière ? Il semble en réserve en obscurité, dans le calme et la profondeur d’une secrète solitude. Sa force ses expressions de corps faites d’éclats nous arrangent et nous éblouissent.

Le kanyar nous apparaît soudain dans une mystérieuse énergie.

Le danseur dévie, rompt la symétrie, biaise, perturbe le sens, brise les enchainements , feinte, détourne.

 

Le corps

Seuls les pas du danseur donnent une limite à la scène, elle n’a pas de contours. 

Le danseur donne parfois l’impression d’avoir un rapport antique au corps qu’il déjouerait sans cesse. Il frappe le sol, le trace. Dessine t’il un labyrinthe ?  

Ou alors les pas d’un rituel païen connu de lui seul. 

La scène incarnerait-elle un labyrinthe dans lequel il se perd ou un temple qui imposerait son rituel ?

Il se bat recule les limites entre ciel et terre, frappe la terre ou s’envole comme un oiseau.

Chacun de ses pas, dans le modeste ou le sublime parle au spectateur et l’interroge.

« Un » devient multiple et éclate en événements de corps dans l’espace de la scène.

Le mur noir comme ciel tantôt menaçant, inaccessible, et porte qui s’efface pour laisser passer le kanyar vers son destin. Contrairement au héros du procès de Kafka qui reste sa vie durant devant une porte et son gardien sans jamais franchir le seuil, ignorant que cette porte est pour lui. La porte s’ouvre pour le kanyar, mais le chemin en devient-il si simple ? 

Ce chemin de scène semble fait de rupture, il ne se propose pas comme un récit mais plutôt une succession de ruptures, de silences et de coups d’éclats.

Labyrinthe ? Spirale ? Arène ? Que nous dessine Didier BOUTIANA ? 

Les contours d’une communauté humaine, la création de pas qui font corps social. 

Le temple par exemple implique l’apaisement le tempéré, comme réponse à toute violence sociale. L’apaisement infini après le chaos de l’acte amoureux.

On peu évoquer à propos de « KANYAR » Marcel MAUSS et son texte sur les techniques du corps: Pour Marcel MAUSS toute communauté humaine se réuni autours de pratiques corporelles communes.

Parle t-il des origines du destin ? Les deux semblent mêlés dans une contemporanéité, il va de l’avant Didier BOUTIANA ! Il ne se retourne guère.

Tel le rhizome de la créolité chère à E Glissant le kanyar est à la fois en profondeur  et en surfaces, en racines multiples mais unique. Le rhizome ne fait pas masse mais s’étend de multiples directions.

Tel un géomètre du rhizome, précis, le danseur mesure à chaque pas, avec son corps, l’exact adéquation de l’espace avec lui même.

 

Le rythme de « KANYAR » ou l’art de se soustraire

On peut repérer dans «KANYAR» un rythme qui répète se multiplie et se soustrait sans cesse.
Tout ce qui peut faire clôture est esquivé se ferme et se coupe pour éventuellement recommencer.

L’art de se répéter et se soustraire n’est pas sans évoquer le bégaiement, une parole qui hésite se multiplie puis changée mot pour aller au plus court au plus serré.

Tout est possible sans cesser de cesser, avec continuité. Le conflit intérieur du «KANYAR» se transforme en conflit structurel exprimé par le rythme comme art de la disjonction.

On peu reconnaitre l’expression d’une tragédie dans la dislocation, la rupture; un antagonisme permanent, une dissonance.

La pensée qui trouve ainsi une expression dans l’espace

Cette danse polyrythmique, accompagnée parfois par le Maloya, par l’altération de son rythme, rend visible la complexité corps qui s’articule à la pensée. 

Le Kanyar s’inscrit-il dans un temps linéaire ? la naissance, la mort comme début et fin ou dans un temps circulaire ou le cycle de la vie et de la mort se répètent à l’infini? Comme dans les cultures polythéistes.

Le temps prend sens avec le rythme, le rythme comme puissance vitale qui accuse les différences et rompt toute volonté d’unanimité.


Conclusion

Pas de préexistence à «KANYAR » sauf comme vestige, morceaux lacunaires, mémoire inconsciente. Il s’agit de trouver ici, dans l’instant présent, une origine qui n’est pas représentée, juste saisie au vol.

La création devient une reconfiguration de la profondeur.

Quelque chose d’immémorial (cher à Victor Segalen), la veste du danseur laissée comme défroque historique accrochée au mur noir du passé comme mystère irreprésentable.